Maroc : misogyne, Benkirane ?
Animé par une vision extrêmement conservatrice de la place des femmes, le chef du gouvernement multiplie les saillies douteuses contre ses opposantes. Qui le lui rendent bien.
Rabat. Un 8 mars. À l’appel d’associations féminines, des milliers de personnes se sont rassemblées. À Bab El Had, point de départ de la manifestation, beaucoup de femmes avec pancartes et banderoles parfaitement imprimées. L’organisation est impeccable. Présentes en force dans le cortège, des figures du Parti Authenticité et Modernité (PAM), dont l’infatigable Fatiha Layadi, l’une des coordinatrices de l’appel.
Multipliant les courtes interviews, la maire de Marrakech, Fatima-Zahra Mansouri, et d’autres élus et militants du parti. Méconnaissable derrière une casquette "army", lunettes noires et oreillette de bodyguard pendouillant sur la joue, il y a aussi là Ilyas El Omari dans un rôle de chef du service d’ordre qui n’étonnera pas ceux qui connaissent les talents de cet activiste aux multiples facettes. Le chef du gouvernement, Abdelilah Benkirane, a récemment qualifié des dirigeants du PAM de "mafieux", retombant dans les outrances verbales qui ont construit son personnage d’homme politique de premier plan.
Un mépris pour les femmes inédit
En tout cas, la présence de poids lourds du PAM et les slogans anti-Benkirane, certains l’appelant même à "dégager", ont donné à cette marche pour l’égalité un fort parfum de bataille politique avant l’heure à quelques mois des municipales de septembre. Depuis des années, le 8 mars, Journée internationale de la femme, est l’occasion pour la société civile de faire un bilan sur les réalisations du gouvernement en matière de parité et de lutte contre les inégalités. Cette année, la nouveauté est l’unanimisme de toutes les composantes du mouvement féministe et moderniste contre une personne : Abdelilah Benkirane.
Le secrétaire général du Parti de la justice et du développement (PJD) n’a jamais été très adroit dans ses propos concernant le "deuxième sexe", ni très sensible à la susceptibilité de ceux qui ne voteront jamais pour lui. Un cran a été franchi ces derniers mois. Après avoir comparé, devant les parlementaires et en direct à la télévision, les femmes d’avant à "des lustres qui illuminaient nos maisons", il avait déjà été tancé par une manifestation devant les grilles du Parlement.
Manifestation pour les droits des femmes, le 8 mars, à Rabat. © Fadel Senna / AFP
Cette première protestation, lancée sans grande préparation, n’avait pas mobilisé grand monde. Depuis, le chef du gouvernement se répand en petites piques contre ses opposantes, allant jusqu’à railler leur petit nombre. "Cette attitude dénote d’un machisme encore à fleur de peau chez le chef du gouvernement. Il ferait mieux de s’inspirer du travail réalisé par ces militantes et d’en prendre de la graine", assène Fatiha Layadi.
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Il y avait donc un parfum de revanche dans l’air, en ce dimanche de printemps avant l’heure, à Rabat. Layadi, qui boucle son deuxième mandat en tant que députée à la Chambre des représentants, souligne "un mépris pour les femmes inédit à ce niveau de responsabilité. Des propos inqualifiables pour un chef du gouvernement". Ces sorties de piste de Benkirane ont d’autant plus choqué qu’elles se sont produites devant les élus de la nation (parmi lesquels 67 femmes dans la première chambre). Bien sûr, les féministes ne s’attendaient pas à ce qu’un gouvernement dirigé par un parti ultraconservateur comme le PJD se métamorphose en champion de l’égalité et de la parité, mais tout de même…
Après des décennies de mobilisation, de plaidoyer et de lutte sur le terrain, le mouvement féminin et démocrate marocain se félicite de la Constitution adoptée en 2011 qui consacre l’égalité. Le préambule du texte suprême précise que "le royaume du Maroc s’engage à combattre et à bannir toute discrimination à l’égard de quiconque en raison du sexe". Son nouvel article 19 proclame que "l’homme et la femme jouissent, à égalité, des droits et libertés à caractère civil, politique, économique, social, culturel et environnemental".
Manifestation pour les droits des femmes, le 8 mars, à Rabat. © Fadel Senna / AFP
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Même si la référence aux "conventions et pactes internationaux dûment ratifiés par le royaume" est accompagnée d’une condition en apparence restrictive ("dans le respect des dispositions de la Constitution, des constantes et des lois du royaume"), la loi fondamentale représente une avancée pour la reconnaissance de l’égalité et précise que "l’État marocain oeuvre à la réalisation de la parité entre les hommes et les femmes. Il est créé, à cet effet, une Autorité pour la parité et la lutte contre toute forme de discrimination [Apald]".
"La Constitution adoptée par une large majorité des électeurs en juillet 2011 s’impose à tous, martèle Fatiha Layadi. Y compris son article 19. Et ce gouvernement a l’obligation de la mettre en pratique, notamment en préparant les lois organiques qui doivent lui donner forme." Après trois ans de flou, le gouvernement a levé le voile sur son projet de loi relatif à l’Apald. Nouvelle instance instituée par la Constitution, elle n’a toujours pas pris forme et fait l’objet d’âpres débats entre le gouvernement et la société civile.
Le texte du gouvernement, porté par la ministre de la Famille, Bassima Hakkaoui, a été présenté en catastrophe le 5 mars pour marquer le coup et donner le change à l’habituelle mobilisation de la société civile à l’occasion du 8 mars. Sauf que le ministère de tutelle a oublié un détail : il n’y a eu aucune consultation, ni avec les parlementaires ni avec les associations qui travaillent sur ces questions. Pis, le texte ne tient compte ni du cadre de référence international, vingt ans après la déclaration de Pékin, ni des travaux nationaux, notamment un rapport du Conseil national des droits de l’homme (CNDH).
Pour l’Association démocratique des femmes du Maroc (ADFM), le texte ne répond pas "à l’esprit et à la lettre de la Constitution". Le travail, l’expertise avérée et la légitimité du terrain des ONG semblent délibérément écartés. Une majorité d’associations est actuellement engagée dans un bras de fer avec le gouvernement via son ministre chargé des relations avec le Parlement et la société civile, Lahbib Choubani.
Il en va de même avec Bassima Hakkaoui et toutes les questions sociétales. Au sein du PJD, Abdelilah Benkirane est connu comme un homme du centre, entre les militants de la guerre des valeurs, à l’image d’un Abouzaid El Mokrie El Idrissi ou de l’ancien patron du Mouvement Unicité et Réforme (MUR) Ahmed Al Raïssouni, et des figures plus consensuelles comme Saadeddine El Othmani.
Comme la majorité des islamistes, le chef du gouvernement a une vision extrêmement conservatrice de la place des Marocaines, fortement liée à un idéal familial autour de la femme au foyer. Même s’il reconnaît que la situation économique a changé et que nombre de femmes participent à la prise en charge des besoins de leur famille – quand elles n’y pourvoient pas seules -, Benkirane est partisan d’une inégalité sinon des droits, du moins des rôles.
Manifestation pour les droits des femmes, le 8 mars, à Rabat. © Fadel Senna / AFP
Beaucoup de militantes ne croient plus aux formations politiques traditionnelles
En 2011, le chef du gouvernement avait mis de l’eau dans son thé en s’affichant notamment aux côtés de la patronne Fathia Bennis, présidente du Women’s Tribune. En montrant patte blanche à l’establishment, il avait rassuré de nombreuses femmes fortement attachées à leurs droits et inquiètes du discours rétrograde du PJD. Mais la lune de miel a été courte et beaucoup se sentent flouées.
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"Comme certaines de mes amies, j’ai voté Benkirane parce qu’il présentait l’image d’un politique sincère, voulant réformer les choses de l’intérieur sans troubles. Mais ses écarts de langage montrent qu’il n’est pas à la hauteur de la tâche", témoigne Souad, une quinquagénaire arborant un foulard qui laisse entrevoir une mèche de cheveux. Elle dit avoir été abandonnée par les partis de gauche, qui "n’ont rien fait pour les femmes, pas même la Moudawana. Le code de la famille a été adopté parce que le roi l’a voulu".
Dans les associations féminines, beaucoup de militantes, elles-mêmes souvent proches de la gauche, ne croient plus aux formations politiques traditionnelles. Nouzha Skalli, ancienne ministre de la Famille et dirigeante du Parti du progrès et du socialisme (PPS), était à la marche, contrairement à ses camarades qui siègent au gouvernement aux côtés du PJD. Mais le 8 mars, les zaïms Hamid Chabat (Istiqlal) et Driss Lachgar (Union socialiste des forces populaires) étaient présents dans les rues. Pour se faire pardonner ?
Alger criminalise les violences faites aux femmes
Au moment où le Premier ministre marocain suscite l’ire des féministes et des modernistes du royaume, le Parlement algérien, lui, adoptait, le 5 mars, à une large majorité, une loi criminalisant les violences contre les femmes. Modifiant et complétant le code pénal, ce texte introduit la notion de harcèlement dans les lieux publics et de harcèlement moral conjugal.
L’auteur de coups portés volontairement contre son conjoint encourt désormais, en fonction des blessures, un à vingt ans de prison et la réclusion à perpétuité en cas de décès. Il prévoit également une peine de six mois à deux ans de prison pour "quiconque exerce sur son épouse des contraintes afin de disposer de ses biens ou de ses ressources financières". Farouchement hostile au texte, une coalition de partis islamistes a dénoncé une loi "contraire à l’islam" qui a pour projet de détruire la famille traditionnelle et d’encourager les épouses "à se rebeller contre leurs maris".
Le 8 mars, le président Abdelaziz Bouteflika a demandé au gouvernement de réformer le code de la famille, en vigueur depuis 1984, notamment les dispositions relatives au divorce. Inspiré de la charia (loi islamique), ce code avait déjà été révisé en 2005 par l’Assemblée nationale populaire.
Manifestation pour les droits des femmes, le 8 mars, à Rabat. © Fadel Senna / AFP
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