Sénégal : Karim Wade, retour sur l’itinéraire d’un enfant gâté

Condamné à six ans de prison ferme le 23 mars pour enrichissement illicite, l’ancien « prince héritier » savait qu’il risquait gros. Ce qui ne l’a pas empêché pas de clamer, depuis sa cellule, qu’il entend bien défier Macky Sall à la prochaine élection présidentielle.

Manifestation en faveur des Wade père et fils, à Dakar, le 23 avril 2013, une semaine après l’inc © Joe Penney/Reuters

Manifestation en faveur des Wade père et fils, à Dakar, le 23 avril 2013, une semaine après l’inc © Joe Penney/Reuters

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Publié le 16 mars 2015 Lecture : 11 minutes.

Article publié dans Jeune Afrique n°2827, mis à jour le 23 mars 2015 à 16h23.

C’est l’histoire d’un prince impatient, jeune banquier d’affaires à la City devenu, en l’espace de quinze ans, le prisonnier le plus célèbre du Sénégal. C’est aussi la chronique d’une chute prévisible, semblable à celle d’Icare s’approchant trop près du soleil. Le 23 mars, Karim Meïssa Wade, 46 ans, a été fixé sur son sort. La Cour de répression de l’enrichissement illicite (Crei) l’a condamné à six ans de prison ferme et 138 milliards de francs CFA d’amende (plus de 200 millions d’euros). Jusque dans son entourage, les oracles les plus optimistes anticipaient une peine minimale de cinq ans de prison. Et pourtant, seulement trois ans plus tôt, avant la défaite électorale d’Abdoulaye Wade (le 25 mars 2012), le fils de l’ex-président était encore l’un des hommes les plus influents – mais aussi les plus honnis – du pays.

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Il faut dire que son ascension, aussi super­sonique qu’ostentatoire, avait de quoi alimenter rancoeurs et soupçons. En mars 2000, lorsque son père est élu président, Karim Wade n’a que 31 ans. Au Sénégal, qu’il a quitté à l’adolescence pour achever sa scolarité en région parisienne, il est un parfait inconnu. Titulaire d’un DESS en ingénierie financière obtenu à la Sorbonne, il a intégré le monde de la finance et atterri à Londres, où il officie pour la banque UBS Warburg. Le pays où il a grandi n’est alors pour lui qu’une destination de vacances où il retrouve ses amis d’enfance et s’adonne à sa passion pour les sports nautiques.

Au lendemain de l’alternance, la fréquence de ses allers-retours entre Londres et Dakar commence à s’intensifier. "À l’époque, il était plutôt effacé, comme intimidé par les arcanes du pouvoir", se souvient un compagnon de route. Lorsque Abdoulaye Wade appelle les Sénégalais de la diaspora à venir participer au sopi ("changement", en wolof), certains, parmi la garde rapprochée du président, plaident en faveur du retour de Karim. "Vous ne pouvez pas laisser votre fils hors du Sénégal", suggère Moustapha Niasse, alors Premier ministre. En 2002, Karim Wade finit par poser ses valises à Dakar.

Karim Wade devient le chien de garde de son père

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Nommé conseiller spécial, il prend rapidement son envol. Selon les propres mots d’Abdoulaye Wade, il devient son "­watchdog" ("chien de garde"). "Lorsqu’un projet ne lui semblait pas solide, il sortait les crocs", confirme un ancien collaborateur. Le jeune homme, qui supervise en coulisses plusieurs grands projets, gagne en assurance. Les uns le sollicitent pour intercéder auprès de son père. D’autres se prévalent de leur amitié plus ou moins avérée avec l’influent conseiller pour faire avancer leurs affaires. Mais très vite, les premières casseroles commencent à tintinnabuler dans son sillage. Dès 2004, l’hebdomadaire français Le Nouvel Économiste est condamné pour diffamation pour lui avoir prêté une participation occulte dans l’actionnariat d’un centre d’appels, qualifiant au passage le Sénégal de pays "gangrené par le clientélisme, le népotisme et la corruption".

La même année, Karim gravit un nouvel échelon : il est nommé président du conseil de surveillance de l’Agence nationale de l’Organisation de la conférence islamique (Anoci), dont le onzième sommet doit se tenir à Dakar en 2008. "Abdoulaye Wade considérait que dans les monarchies du Golfe on n’a que faire des organigrammes à la française et que les liens du sang l’emportent sur toute autre considération", assure un familier de l’ancien président. Devenu "prince héritier" du Sénégal, Karim s’en va donc solliciter les pétrodollars qui contribueront au financement des infrastructures requises par le sommet. Les portes des palais royaux du Golfe s’ouvrent devant ce ministre officieux des Affaires étrangères, qui devient un habitué des voyages en jet privé et se constitue un carnet d’adresses en or… noir.

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Celui qui se revendique en privé comme un "doer" (un "homme d’action") cultive le projet de transformer Dakar en un "Dubaï sénégalais". De nouveaux hôtels poussent sur la corniche ouest, qui est agrandie et réaménagée. De la route de l’aéroport à la voie de dégagement nord (la VDN, qui traverse la capitale), Dakar devient un chantier à ciel ouvert. Des dizaines de milliards de F CFA affluent… et les soupçons de détournements et de rétrocommissions prospèrent au même rythme que les grands travaux. Grisé par sa nouvelle vie, le jeune banquier introverti s’est métamorphosé lui aussi. Pour beaucoup de Sénégalais, son influence rime désormais avec arrogance.

Tout, chez Karim Wade, heurte les Sénégalais

Aux élections locales de mars 2009, Karim Wade figure en bonne place sur la liste emmenée par le maire sortant de Dakar, Pape Diop. Si le Parti démocratique sénégalais (PDS) perdra la capitale, Karim, lui, rebondira aussitôt. En mai, son président de père lui confie quatre portefeuilles de premier plan : la Coopération internationale, les Transports aériens, les Infrastructures et l’Aménagement du territoire (qu’il troquera en 2010 contre l’Énergie). "Il avait toute l’administration à sa botte, relève un bon connaisseur du marigot politique sénégalais. À côté de lui, le Premier ministre Souleymane Ndéné Ndiaye semblait faire de la figuration."

Deux ans plus tard, la roue tourne lorsque Abdoulaye Wade tente – en vain – de faire adopter un projet de réforme constitutionnelle qui semble taillé sur mesure pour permettre au futur vice-président – Karim Wade ? – de succéder au chef de l’État sans avoir à se confronter aux suffrages. "Karim a cristallisé l’arrogance, les prévarications et l’absolutisme des dernières années du règne d’Abdoulaye Wade, résume un patron de presse qui ne l’a pas ménagé à l’époque. En 2012, il a fait office d’épouvantail." Ni le père ni le fils ne semblent pourtant prêter attention aux signaux d’alerte.

Karim apprécie la compagnie des journalistes et des directeurs de médias, mais il a pour habitude de ne s’exprimer qu’en off, laissant se propager, sans garde-fou, accusations et rumeurs. Si cet homme de dossiers, qui délaisse le terrain, gagne chaque jour un peu plus l’estime de son père ("Je dirai à ta maman que tu as bien travaillé", le complimentera-t-il un jour publiquement), tout, chez lui, heurte les Sénégalais. Impatient, exigeant, il communique par e-mails et SMS dans un pays où la palabre et les salutations interminables sont le fondement de la socialisation. Ses déplacements en jet privé et les rumeurs sur ses villégiatures à Saint-Tropez (France) heurtent des citadins habitués aux trajets en "cars rapides". La rue comme les campagnes perçoivent ce métis qui peine à s’exprimer en wolof comme un toubab qui ne saurait devenir le premier des Sénégalais.


Visite d’une mine de phosphates à Mboro, en 2008. Un an plus tard, il sera nommé ministre de la
coopération internationale, des Transports aériens, des Infrastructures et de l’Améganement du territoire.
© Georges Gobet/AFP

L’étau se resserre

Le 25 mars 2012, pour mieux chasser Karim, les électeurs congédient Gorgui ("le vieux"). Et un mois jour pour jour après l’élection de Macky Sall, un courrier confidentiel adressé par le procureur général de la République de Dakar sonne le début de la traque. Le haut magistrat ordonne une enquête préliminaire sur le patrimoine de 21 personnalités proches d’Abdoulaye Wade. Les noms de Karim et de sa soeur, Sindiély, y figurent en bonne place.

"Les Wade n’ont pas pris le temps de connaître Macky Sall, ils ont sous-estimé sa pugnacité", analyse un proche de la famille. "Macky n’osera pas me jeter en prison", se rassurait ainsi Karim au sortir de ses premières auditions devant la section de recherche de la gendarmerie. Ce n’est qu’en décembre 2012, en voyant l’étau se resserrer, qu’il s’entourera d’un pool d’avocats qui ne le quittera plus d’une semelle. "Ce sont des trotskistes !" peste-t-il un soir de mars 2013. Une allusion transparente au passé gauchiste de la garde des Sceaux, Mimi Touré, qu’il soupçonne d’être à la manoeuvre.

En avril 2013, inculpé d’enrichissement illicite, Karim Wade quitte la maison familiale du quartier du Point E entre deux gendarmes en civil pour la cellule VIP de la prison de Rebeuss. "L’épouvantail est devenu un trophée de guerre", commente notre patron de presse. Sous la menace des procédures judiciaires qui pourraient contraindre ses principaux ténors à le rejoindre derrière les barreaux, le PDS, laminé dans les urnes et promis à une guerre de succession post-Wade, fait bloc face à l’adversité.

Au sein du parti libéral, les annonces de manifestations – le plus souvent interdites – alternent avec les déclarations incendiaires contre Macky Sall, l’ancien "frère" de parti devenu l’incarnation d’une "dictature rampante" où les principaux opposants sont interdits de sortie du territoire, quand ils ne sont pas incarcérés. Mettant à profit les critiques qui s’abattent sur la Crei et la lassitude d’une fraction croissante de la population face à un feuilleton judiciaire qui fait chaque jour la une des journaux – alors que les Sénégalais attendent des réponses aux urgences du sous-développement -, le principal parti d’opposition fait de l’affaire Karim son principal cheval de bataille – et du mal-aimé son nouveau héros.

L’intéressé donne le change. Après avoir admis tardivement que son train de vie d’enfant gâté et ses manières occidentales lui avaient attiré l’inimitié de ses concitoyens, Karim, depuis sa prison, entame une nouvelle mue. Contraint à une vie austère, il se plonge dans les écrits de Serigne Touba, le fondateur du mouridisme, et cultive des liens étroits avec les grandes familles confrériques, dont les émissaires lui adressent offrandes et visites régulières.

Il s’habille en tenue traditionnelle, fait du sport et cultive son wolof – un visiteur récent prétend qu’il le maîtrise désormais très convenablement. Surtout, il assume pour la première fois une ambition présidentielle jamais revendiquée ouvertement, clamant son intention de défier Macky dans les urnes en 2017, malgré sa double nationalité (sénégalaise et française) qui le rend inéligible.

Conduite hasardeuse d’un procès marathon

Coup de bluff ? Lorsqu’on leur rappelle qu’après la défaite de 2012 Karim s’apprêtait à reprendre une carrière dans la finance et le conseil pour le compte de grands fonds de pension ou aux côtés de chefs d’État rencontrés du temps de sa splendeur, ses fidèles persistent. "Macky le voyait comme un concurrent car il avait la capacité de réorganiser sa famille politique", analyse l’un d’eux. "L’entourage présidentiel imaginait que le PDS était riche à milliards. Pour détruire le parti, il fallait mettre hors d’état de nuire ses présumés bailleurs de fonds", croit savoir un autre. Des insinuations balayées par un proche de Macky Sall, qui, à l’en croire, entendait simplement "inciter les responsables concernés à restituer à l’État l’argent frauduleusement puisé dans ses caisses".

Karim Wade n’a plus revu sa soeur ni ses trois filles depuis novembre 2012. Âgées de 10, 11 et 13 ans, orphelines de leur mère depuis 2009, ces dernières ont pu discuter avec leur père par Skype jusqu’à son incarcération en avril 2013. Soucieux de les préserver, Karim n’a pas souhaité les faire revenir au Sénégal. À Paris, deux nounous se relaient pour veiller sur elles, aidées par leurs grands-parents et par leur tante Sindiély. Viviane, l’épouse d’Abdoulaye Wade, se charge de faire le lien, à l’occasion de ses nombreuses visites au parloir de Rebeuss, entre les filles et leur père.

Au dehors, si la sympathie qu’il inspire demeure relative, Karim Wade a tout de même gagné en popularité (lire encadré p. 23). Une foule de sympathisants connus ou anonymes faisait la queue pour lui rendre visite à Rebeuss durant les premiers mois de sa détention, avant que les autorités ne restreignent son droit de visite. La durée de son incarcération, la fragilité des accusations de la Crei – une immense partie du patrimoine qui lui est imputé ne lui appartient pas officiellement – et la conduite hasardeuse de son procès marathon, émaillé d’incidents, ont fini par laisser craindre un certain acharnement.

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Abdoulaye wade multiplie depuis plusieurs mois les provocations

Les présidents Denis Sassou Nguesso, Ali Bongo Ondimba et surtout Alassane Ouattara (soutenu par Abdoulaye Wade lorsqu’il était opposant puis pendant la crise postélectorale ivoirienne) ont tenté d’intercéder auprès de Macky Sall à plusieurs reprises. "Mais il ne fait que promettre, des promesses qu’il ne tient jamais", selon Gorgui. "De plus en plus de Sénégalais partagent notre combat car ils comprennent qu’il ne s’agit pas de reddition des comptes mais d’un règlement de comptes, assure un membre du PDS engagé dans une association de soutien. On sacrifie Karim pour atteindre son père."

Demeuré silencieux pendant ses deux années d’exil, Abdoulaye Wade – qui a rendu visite à son fils pour la première fois mi-février – a renoué avec le combat politique. Intouchable en raison de son âge (il aura 89 ans en mai) et de son statut d’ancien président, il multiplie depuis plusieurs mois les provocations à l’égard de son successeur, tout en menaçant de faire descendre les Sénégalais dans la rue si son fils, qu’il qualifie de "prisonnier politique", devait prolonger son séjour à Rebeuss.

Sa dernière trouvaille : en tant que secrétaire général national du PDS, il a fait adopter un calendrier accéléré pour désigner, trois jours avant le jugement de son fils, le candidat officiel du parti à la prochaine présidentielle – dont chacun devine qu’il pourrait bien se prénommer Karim. Une stratégie apparemment destinée à embarrasser Macky Sall, mais qui pourrait se retourner contre Wade en privant à la fois son héritier de liberté… et le PDS d’un héritier.

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Les groupies du captif

Le 31 juillet 2014, alors que s’ouvrait le procès de Karim Wade pour enrichissement illicite, ses partisans avaient discrètement investi la moindre travée de la salle d’audience. À la seconde où leur héros est apparu dans le box, ils ont entonné bruyamment : "Karim président !", "Karim prisonnier politique !"… Car s’il ne dénombre plus ses détracteurs, Karim Wade peut compter sur un fan-club aux ramifications multiples.

Dans cette constellation de mouvements informels, les femmes ne sont pas en reste : Marie Aw, membre du comité directeur du Parti démocratique sénégalais (PDS), est en première ligne avec Taxawu Karim ("Soutenez Karim") ; Hélène Della Chaupin, représentante en France de l’Alliance des forces de progrès (AFP, membre de la coalition présidentielle) et soeur d’un ministre de Macky Sall, Souleymane Jules Diop, oeuvre quant à elle au sein d’Ass-KaW (Action de solidarité et de soutien à Karim Wade) ; tandis que Claire Cissé est la coordinatrice du Club Malik (Macky libère Karim). Citons encore le MLK (Mouvement libérez Karim), Karim Président, Dem ba diekh ak Karim ("Lutter avec Karim jusqu’à la mort") ou encore Karay Karim (promu par un marabout mouride).

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