« El Mutakallimun » : Souad Massi libère les poètes de la sédition
Avec « El Mutakallimun », son nouvel album, la chanteuse algérienne Souad Massi reprend des textes arabes classiques – qui n’ont rien perdu de leur pouvoir de sédition.
Point de colère dans le fond de ses yeux noirs ; beaucoup de calme dans un discours qu’adoucit la musicalité de l’accent kabyle. Mais il ne faut pas se laisser bercer par la douceur apparente de la jeune femme : avec El Mutakallimun, son nouvel album, Souad Massi rue, l’air de rien, dans les brancards.
Mettre en musique des poètes arabes classiques et contemporains ? Il fallait oser, à une époque où la poésie est trop souvent considérée comme ringarde… "Tu cherches toujours des problèmes, on ne sait pas pourquoi !" lui a d’ailleurs déclaré sa mère, qui préfère l’entendre chanter le quotidien des peuples. À moins que cette dernière ne se soit toujours pas habituée aux choix politiques de sa fille ? De fait – et ce n’est pas une nouveauté -, Souad Massi n’agit pas au hasard.
En prêtant sa voix aux "maîtres de la parole", elle sait qu’elle perpétue une tradition d’opposition qui ne date pas d’hier.
En prêtant sa voix aux "maîtres de la parole", elle sait qu’elle perpétue une tradition d’opposition qui ne date pas d’hier. "À l’époque médiévale, un poète comme Al-Mutanabbi était craint, car il pouvait ridiculiser un roi, dit-elle. Aujourd’hui encore, les poètes engagés sont suivis de près, censurés, emprisonnés. Comme tous les gens instruits et cultivés qui prennent le temps d’analyser les choses, ils peuvent être considérés comme dangereux simplement parce qu’ils invitent à réfléchir…"
Le Libanais EIia Abu Madi (1889-1957), les Irakiens Ahmed Matar (61 ans) et Al-Asmai (740-828), le Tunisien Aboul Kacem Chabbi (1909-1934) : Souad Massi a fait le choix d’auteurs qui ne gardaient pas leur langue à l’abri dans leur poche. Exemple ? Les derniers vers de Hadari, chanson qui reprend l’adresse aux "tyrans du monde" de Chabbi, disent ceci : "Prends garde ! (…) / Car qui sème les épines en récoltera les blessures / Contemple donc ta moisson : toutes ces têtes coupées / Et toutes ces fleurs d’espoir que tu as arrachées / Mais le torrent de sang bientôt t’emportera / Et les éclairs du tonnerre te brûleront à jamais."
Des mots abondamment repris durant les printemps révolutionnaires de 2011, des mots au pouvoir desquels l’artiste veut croire. Comme Ahmed Matar, qu’elle cite fréquemment : "La poésie n’est pas un régime arabe qui sombre avec la mort du chef. Et ce n’est pas une alternative à l’action. C’est une forme d’art dont la mission est de perturber, d’exposer, et de témoigner de la réalité, qui aspire au-delà du présent. La poésie vient avant l’action… Alors la poésie se rattrape. La poésie éclaire le chemin, et guide nos actions."
Andalousie
Chanter en arabe classique, l’entreprise n’est guère commerciale pour une artiste populaire, mais Souad Massi n’en a cure. "Parfois, je me demande si on ne cherche pas à abrutir les gens pour maintenir un niveau médiocre, simplement parce qu’on a besoin de consommateurs…", assène-t-elle sans élever le ton.
À l’origine d’El Mutakallimun, il y a la rencontre avec l’héritage andalou et l’implication de la native de Bab el-Oued au sein du groupe Les choeurs de Cordoue. "Je suis tombée sur de véritables perles, se souvient Souad Massi. Pourquoi ne pas essayer de les mettre en musique ? Je ne savais pas si j’en étais capable, mais je me suis lancé ce défi fou !"
La méthode employée lui ressemble, mélange de doute, de détermination et d’échanges. Elle s’oriente d’abord vers les poèmes qu’elle a gardés en mémoire depuis l’école, consulte des amis et des fans via Facebook, bute sur certains textes qu’elle n’arrive pas à mettre en musique… voire à comprendre. "Au début, je travaille seule, explique-t-elle. Je ne me contente pas de lire le texte, je m’imprègne aussi de la biographie de l’auteur. Tant que je n’ai pas saisi le sens profond, je ne peux pas avancer. Si bien que j’ai dû consulter des dictionnaires anciens pour m’emparer de la langue classique… Après, il me faut parfois beaucoup de temps pour trouver la mélodie, que j’enregistre sur mon portable et que je commence à travailler avec ma guitare."
Il arrive que le déclic se produise en pleine nuit. Alors, même s’il est 2 heures du matin, Souad Massi appelle son frère Hassan, qui vit en Algérie. C’est avec lui, fin mélomane, qu’elle réalise ensuite les maquettes de ses chansons. Bien que nantie d’un diplôme d’ingénieur, Souad Massi a eu la chance d’être élevée dans une famille où portes et fenêtres étaient ouvertes à toutes les musiques : chaabi, rock, country, fado, flamenco…
Son nouvel album est riche de toutes ces influences, comme si la caravane des poètes arabes était passée par Kingston, Grenade, Liverpool, Lisbonne et, bien entendu, Alger.
Israël
Si la chanteuse s’est fait connaître dans son pays natal avec les Trianas d’Alger et, surtout, avec le groupe de rock Atakor, elle vit en France depuis une quinzaine d’années. "Je ne me produis pas en Algérie, je sais que je faisais partie de la liste noire de l’ancienne ministre de la Culture, qui d’ailleurs est aujourd’hui en France. J’attends une invitation, mais je n’ai pas la grosse tête !"
Surtout, elle n’est pas déconnectée : "Je suis la politique algérienne de près, dit-elle. Je lis la presse tous les soirs et je m’y rends trois ou quatre fois par an. Je n’ai pas été étonnée que les Algériens ne suivent pas le souffle des printemps arabes. Nous avons vécu notre décennie noire. Il faut qu’il y ait des changements, mais pas comme en Libye ou en Syrie. On a plutôt besoin de dirigeants cultivés qui éclairent les citoyens, à la manière de Gandhi ou de Mandela, et apportent des solutions. En Algérie, il y a des gens qui se battent tous les jours. C’est certes lent, mais j’ai confiance, on n’a pas le droit de baisser les bras."
Mais il n’y a pas que l’Algérie : Souad Massi a la musique au coeur et la politique à fleur de peau. Le massacre de Charlie Hebdo ? "Les politiciens n’attendent que ce genre d’événement pour alimenter la haine et manipuler les gens. Il ne faut pas tomber dans ce piège !" Le passé de ses deux pays ? "Je trouve malheureux qu’en France on ne s’attarde pas assez sur l’histoire coloniale." Pour le reste, elle se laisse volontiers aller à des attaques tous azimuts – contre l’entreprise de biotechnologies agricoles Monsanto, "qui veut à tout prix nous empoisonner", ou contre "ces dirigeants qui ne savent pas ce qui se passe dans leur pays".
Elle fait aussi partie de ces artistes qui refusent de se produire en Israël. "J’ai fait deux tournées au Moyen-Orient et, vis-à-vis des gens qui croient en moi, ce n’était pas possible, ils pourraient le prendre comme une trahison, confie-t-elle. Je ne suis pas contre Israël, je suis contre le gouvernement israélien et sa politique."
C’est d’ailleurs dans un film palestinien de Najwa Najjar, Ouyoun El Haramia ("Les Yeux d’un voleur"), que la chanteuse s’est brièvement essayée au cinéma. Pour El Mutakallimun, qu’elle a elle-même produit, Souad Massi envisage de se rendre en Tunisie, en Égypte et peut-être au Maroc. Femme libre, croyante sans être pratiquante, mère de deux filles portant des noms d’origine perse, elle ne transformera pas ses concerts en meetings politiques.
Parce qu’au fond ce qu’elle tente de défendre, c’est cette "religion de l’amour" chère à Ibn Arabi ("L’amour est ma religion et ma foi"). Ce n’est pas un hasard si le seul poème d’amour de l’album ("Fa ya Layla") reprend la très célèbre histoire de Qaïs et Leïla (Majnoun Leïla, "Le fou de Leïla"). Bien sûr, comme Roméo et Juliette et comme toutes les histoires d’amour, Majnoun Leïla finit mal.
Mais même mort dans le désert, Qaïs tient toujours dans son poing serré une ultime déclaration pour sa bien-aimée. C’est ce poème désespéré que chante Souad Massi, comme un dernier souffle d’espoir.
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