Jacques Sayagh, culturiste des pavés

Ce quinquagénaire parisien né à Alger a choisi de vivre dans la rue, mais n’a pas renoncé au sport. Une vidéo montrant ses performances a enflammé le web.

Pour Jacques Sayagh, le fait de toujours tendre la main lui vient de sa famille. © Vincent Fournier/JA

Pour Jacques Sayagh, le fait de toujours tendre la main lui vient de sa famille. © Vincent Fournier/JA

leo_pajon

Publié le 1 avril 2015 Lecture : 4 minutes.

Jacques Sayagh, c’est d’abord un physique hors norme. Soixante-dix-huit kilos répartis sur une montagne de muscles d’un mètre soixante-quatorze. À 53 ans, des bras épais comme des cuisses, des pectoraux ciselés, un dos qui dessine un trapèze parfait… Et posé sur ce corps sec, rompu à l’effort, un visage de pâtre grec ou d’icône ancienne : mèches folles grisonnantes, barbe de trois nuits, regard bleu glacé qui scrute au-delà des choses et des gens. Les pieds, eux, sont noirs de terre, mangés par la corne. Jacques Sayagh est un bodybuilder (le seul ?) qui vit dans la rue.

Figure du 16e arrondissement parisien, ce culturiste du bitume a posé sa tente et attaché ses deux chiens, Babou et Tora, dans un petit parc à quelques centaines de mètres de la rédaction de Jeune Afrique. "Jacquo" a ses entrées chez les commerçants de la rue d’Auteuil, fascine les gosses et statufie les passants quand il enchaîne d’interminables séries d’abdos ou de pompes à même le trottoir face aux résidences huppées. Parfois il entre crânement, torse nu, dans un troquet pour se ravitailler : mélange subtil de provocation et de séduction. Jacques vise la beauté malgré le dénuement.

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C’est le web qui a sorti ce personnage singulier de l’anonymat des rues parisiennes. En novembre 2014, un jeune réalisateur, Julien Goudichaud, tourne une vidéo de six minutes, Street Fight, montrant le phénomène à l’entraînement. En quelques jours, plus de trois millions d’internautes admirent les performances du SDF. Arnold Schwarzenegger himself partage ses exploits sur sa page Facebook.

Ardisson l’accueille sur le plateau de Salut les terriens (Canal+). De média en média, l’ovni Sayagh s’invite sur les écrans du monde entier. En période hivernale, à l’heure où l’on déplore en Europe le décès de nombreux démunis, cet athlète du pavé sélectionné en 2014 pour le grand prix international de culturisme des Pyrénées rassure et fait rêver.

Pourtant, le parcours de ce rescapé est assez loin du conte de Noël. Jacques Sayagh est né à Alger le 8 avril 1961. Son père est brigadier dans la police nationale, sa mère vendeuse. En 1962, toute la famille s’installe en région parisienne. "Juifs, Arabes, Français… Les communautés vivaient en harmonie. La guerre a tout déchiré", regrette cet enfant d’immigrés qui évoque l’Organisation armée secrète (OAS), les manifestants jetés dans la Seine en octobre 1961, les injures racistes. "L’Algérie n’était pas un sujet, on n’en parlait pas."

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Elle reste pourtant comme une blessure ouverte. Son père ne retraversera jamais la Méditerranée… Mais un peu de terre algérienne a été déposée dans son cercueil.

C’est peut-être ce paternel boxeur et footballeur amateur qui a donné à Jacques un goût immodéré pour le sport. Minot déjà, il bricole des nunchakus avec des bouts de ferraille, des haltères avec des manches à balais, joue du poing avec ses trois frangins, parie avec des copains sur le nombre de pompes qu’il pourra exécuter. Mais le costaud a du mal à l’école, qu’il quitte à l’âge de 15 ans ("une dyslexie non diagnostiquée", explique-t-il). Il enchaîne les petits boulots : vendeur, serveur, saisonnier entre Côte d’Azur et montagne…

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C’est à Marseille, alors qu’il s’est installé avec sa femme et son fils dans un appartement, que la rue entre pour la première fois dans sa vie. "J’ai ouvert ma porte, mon frigo, mon portefeuille et surtout mon coeur aux SDF, confesse Jacques. C’était une tradition pour ma famille, au bled, de tendre la main, ça l’est aussi dans la culture chrétienne. Mais ça a fait souffrir mes proches." Sa femme le quitte. Jacques dégringole et s’abîme dans la cocaïne.

Années 1990. D’autres femmes, d’autres drogues, de l’héroïne au crack. Une vie entre hôtels de luxe et caniveau, coups de flambe et menaces de coups de couteau. Jacques, qui dort dans la rue, se réveille parfois un cadavre à ses côtés. Et en 1995, le test de dépistage positif au VIH. "Ce jour-là j’ai pris un TGV en pleine gueule."

Son fils Rémi l’incite à arrêter la drogue. Il dit : "D’accord, mais je fais ça tout seul." Et ce miraculé tient son pari, décrochant sans aide, sinon celle, chimique, des anxiolytiques et des somnifères. Hygiène du corps et de l’esprit, Jacques sue et médite. Il se construit une discipline d’ascète, et s’y astreint toujours aujourd’hui. Il boit peu, fume peu, poursuit sa trithérapie, surveille son alimentation en prévision de prochaines compétitions de culturisme où il pourra être "une pépite sur scène".

Son fils a organisé une collecte sur internet pour le sortir de la rue. "C’est une connerie", regrette Jacques, qui préfère vivre sous le ciel que sous le toit d’un meublé parisien riquiqui. Son rêve ? Ce serait plutôt d’installer des panneaux photovoltaïques au-dessus de sa tente, de continuer à chanter Reggiani et Gainsbourg, de vivre longtemps en "graine d’ananar" respectueux de soi et des autres. Et de rester longtemps, comme il dit dans un large sourire, "le champion du monde du culturisme de rue"…

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