Tunisie – Béji Caïd Essebsi : « Unis, nous pouvons faire des miracles ! »

Après l’attentat du Bardo, le président de la République, Béji Caïd Essebsi, appelle ses concitoyens – mais aussi les pays amis – à serrer les rangs pour faire échec au terrorisme.

Béji Caïd Essebsi au palais de Carthage. © Ons Abid/J.A.

Béji Caïd Essebsi au palais de Carthage. © Ons Abid/J.A.

Publié le 9 avril 2015 Lecture : 12 minutes.

Depuis sa prestation de serment devant les députés le 31 décembre 2014, Béji Caïd Essebsi, 88 ans, s’était fait rare sur la scène publique pour laisser au gouvernement de Habib Essid le temps de prendre ses marques, mais aussi pour signifier que, conformément à la nouvelle Constitution, qu’il entend respecter, le temps du pouvoir personnel était définitivement révolu.

Après l’attentat sanglant du 18 mars contre le Musée du Bardo, le président de la République est rapidement intervenu à la télévision pour rassurer son peuple, réaffirmant sa détermination à faire échec à la menace terroriste par tous les moyens, mais dans le respect de l’État de droit.

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Les Tunisiens ont retrouvé un "Si Béji" plus rassembleur que jamais qui leur a demandé, avec la verve et le sens de la formule qui le caractérisent, de faire bloc contre l’extrémisme pour sauver leur pays. Lequel a de surcroît plus que jamais besoin de soutiens extérieurs pour surmonter ses difficultés, tant dans les domaines économique que sécuritaire. LA visite d’État que le président de la République a effectué à Paris les 7 et 8 avril, puis celle à Washington en mai, sont à cet égard cruciales. Comme il n’a pas manqué de le souligner avec force dans le long entretien qu’il a accordé à J.A avant son déplacement en France.

Jeune afrique : Vous êtes immédiatement monté en première ligne après l’attentat du Bardo. Est-ce que la barbarie du 18 mars a changé votre approche de l’exercice du pouvoir ?

Béji Caïd Essebsi : J’étais dans mon rôle. J’ai été élu au suffrage universel dans le cadre d’une Constitution qui fixe mes attributions. Et j’ai le souci de ne pas m’en écarter. Le président doit s’adresser au peuple chaque fois que la nécessité s’en fait sentir. Cet événement relève de l’exceptionnel mais aussi du traumatisant. Mon rôle était de ne pas céder à l’émotion et de tenter de limiter les dégâts en adressant un message au peuple tunisien et à tous les responsables pour combattre ce fléau qu’est le terrorisme. D’où mon appel à l’unité nationale, tout en sachant qu’il faut aussi que le climat dans lequel nous vivons y soit favorable. J’ai su que j’avais eu raison de le faire en constatant que j’avais été entendu. Maintenant, comme le disait Bourguiba, il faut aller de l’important à l’essentiel.

Vous avez déclaré la guerre au terrorisme. Que faut-il faire pour en venir à bout ?

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Les services concernés ont pris des dispositions importantes qui auront un impact favorable sur l’exercice sécuritaire en Tunisie. Des révisions de structures ont également été décidées. Il y a eu quelques défaillances, admises par les responsables. Elles font l’objet d’une enquête qui sera conduite jusqu’au bout dans la plus grande transparence. Ses conclusions seront remises à l’Assemblée des représentants du peuple [ARP]. Mais je ne peux pas ne pas souligner qu’il y a eu des choses positives. La Brigade antiterroriste (BAT) était sur les lieux en moins de dix minutes, ce qui a permis d’éviter une catastrophe encore plus grave car elle a réussi à neutraliser les deux assaillants avant qu’ils aient eu le temps d’actionner leurs ceintures d’explosifs. Cette offensive terroriste en milieu urbain est grave et se situe à un degré bien supérieur à celle qui s’est développée dans le massif du Chaambi. Pour éviter que cela ne se reproduise, nous nous employons à mettre en place une thérapie aussi forte qu’efficace.

La Tunisie a-t-elle les moyens de sa politique sécuritaire ?

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En tout cas, elle s’est désormais donné comme priorité de répondre à ses besoins sécuritaires, même si nous exerçons dans le cadre d’un budget 2015 assez étroit, établi bien avant les dernières élections. Mais le gouvernement est prêt à présenter une loi de finances complémentaire et à réexaminer les priorités prévues dans le budget initial. Il est vrai que la Tunisie n’était pas préparée à lutter contre le terrorisme, qui n’est pas dans ses traditions. C’est un phénomène largement importé. Les ripostes du gouvernement précédent ont été assez efficaces. Nous devons faire encore mieux. La sécurisation de la frontière avec l’Algérie est pratiquement assurée, grâce à une coopération étroite avec ce pays frère, mais la surveillance de la frontière avec la Libye requiert des équipements particuliers et onéreux qui nous font cruellement défaut.

>> A lire aussi : Maroc : solidaire avec la Tunisie, le pays remonte d’un cran son dispositif de sécurité.

Comment restaurer l’autorité de l’État sans verser dans la répression ?

Nous ne serons jamais un État policier. Il faut que l’État fasse autorité et non preuve d’autorité, force le respect sans susciter la crainte. Le premier défi à relever est le rétablissement de l’État de droit, avec un exercice de la justice tel que tous les citoyens soient réellement égaux devant la loi.

Vous arrive-t-il, depuis que vous êtes à Carthage, de penser à Bourguiba, disparu voilà quinze ans et auquel vous rendrez hommage le 6 avril ?

Voyez ce buste face à mon bureau. Bourguiba est toujours présent. J’étais son disciple, et même son élève. Mais c’était une autre époque. Nous devons évoluer avec notre temps. Reste que la Tunisie moderne s’est forgée sur les acquis de l’ère Bourguiba : généralisation de l’enseignement et des soins, émancipation de la femme, contrôle des naissances, instauration de l’autorité de l’État, ouverture sur l’extérieur…

Quel bilan tirez-vous de votre premier trimestre à Carthage ?

Le bilan est moyen, surtout sur le plan économique, sécuritaire et social, mais il n’y a pas lieu de faire dans le catastrophisme, bien que beaucoup s’y complaisent en évoquant par exemple une éventuelle cessation de paiement des salaires. Ce qui est grotesque. Le pays fera face à ses obligations, et l’année 2015 se passera bien. Nous ne pouvons cependant pas demeurer dans une position statique. Nous devons nous mobiliser pour rattraper notre retard sur les pays développés et préparer la Tunisie de demain. La tâche n’est pas impossible, mais elle requiert du temps.

Le gouvernement Essid peut-il conduire les réformes nécessaires ?

C’est un gouvernement de coalition auquel participent quatre partis, une première dans l’histoire du pays. Le Premier ministre s’est engagé à mettre en oeuvre un programme qui était initialement celui de Nidaa Tounes, légèrement modifié pour tenir compte des priorités des autres formations de la majorité. Les réformes y sont répertoriées. Il faut s’y préparer et s’en donner les moyens. Nous serons au rendez-vous de ces réformes-là.

Pensez-vous que l’UGTT [Union générale tunisienne du travail] a un comportement responsable ?

Il faut qu’elle l’ait. Elle a toujours été présente lorsque le destin du pays était en jeu. Elle a été un pilier du dialogue national qui a permis à la Tunisie d’aller dans le bon sens. Je ne comprendrais pas que l’UGTT puisse aller dans le sens contraire de l’intérêt du pays.

Durant votre campagne, vous avez exclu toute alliance avec Ennahdha. Aujourd’hui, elle est au gouvernement.

Je n’ai d’alliance avec personne. J’ai toujours soutenu, même pendant la campagne électorale, qu’Ennahdha faisait partie du paysage politique et qu’à ce titre il fallait en tenir compte. J’ai également déclaré à de nombreuses reprises que, même en cas de victoire absolue, Nidaa Tounes ne gouvernerait pas seul. Ce n’est ni dans son intérêt ni dans celui du pays. Il devait y avoir une coalition. Tel est le cas. Je rappelle qu’aux législatives Ennahdha a remporté 69 sièges, et Nidaa 86. Vu son poids dans l’Assemblée, Ennahdha ne pouvait pas ne pas être au gouvernement. Ceux qui ont voté pour moi ne l’ont pas fait pour que je m’oppose à Ennahdha mais pour sortir la Tunisie de l’ornière.

D’où des relations apaisées avec Rached Ghannouchi, président d’Ennahdha, qui a déclaré qu’il participait avec vous à la gestion des affaires du pays…

Je ne rentre pas dans les intentions des uns et des autres, je suis un homme réaliste. Quand j’étais ministre des Affaires étrangères, mon homologue britannique, en visite en Tunisie, m’a demandé un jour comment je faisais avec Kadhafi. Je lui ai répondu : comme avec des rhumatismes. En cas de crise aiguë, on prend des antalgiques et quand ça va bien, on continue de marcher. Il faut être pragmatique. L’ARP contrôle le gouvernement. C’est elle qui donne du crédit à l’exécutif. Or sans le vote d’Ennahdha, il n’y aurait pas eu de gouvernement. Il n’y a là rien d’idéologique. Pas plus qu’il ne s’agit d’une alliance.

Que faire des Tunisiens qui reviendront de Syrie ?

Ils restent des Tunisiens. Mais ils n’auraient jamais dû partir, même si certains défenseurs des droits de l’homme s’insurgent quand on essaie d’empêcher des personnes de voyager. S’ils reviennent, il faudra les accepter. Il ne saurait être question de les éliminer. Ils seront étroitement surveillés – ou, le cas échéant, jugés – et leur réinsertion sera encadrée. Je sais qu’il y a des ONG prétendument musulmanes qui ont encouragé ces jeunes à partir et qui ont même financé ces départs. Là aussi, il y aurait beaucoup à faire.

Quels sont vos objectifs en matière de diplomatie ?

La Tunisie doit récupérer la place qui lui est particulière, aussi bien en Méditerranée qu’ailleurs. C’est un pays qui ne peut pas vivre sans ouverture, d’abord sur les pays les plus proches, c’est-à-dire l’Europe, qui est notre premier partenaire, mais aussi sur les pays arabes, le Maghreb et les États-Unis. Nous devons être prêts et présents partout.

Vous entamez une série de visites d’État, notamment à Paris et à Washington. Qu’en attendez-vous, alors que les promesses d’aide n’ont pas toujours été tenues ?

La France est un pays ami. Nos relations remontent très loin dans l’Histoire. Ma visite d’État à Paris les 7 et 8 avril – le 9 je serai à Tunis pour honorer les martyrs de l’indépendance – répond à une invitation chaleureuse qui m’a été adressée par le président François Hollande. J’ai également accepté celle du président Obama, qui a pris des engagements fermes, répétés et publics pour soutenir la Tunisie.

Depuis 2011, la communauté internationale a davantage prêté attention à l’Égypte qu’à la Tunisie. Pourquoi ?

Les pays du Golfe principalement. Ce qui est normal. L’Égypte aussi a de grands problèmes, et son importance est indéniable. L’aide que lui apportent ces pays est légitime, mais s’ils pouvaient porter leur intérêt sur la Tunisie, ils seraient les bienvenus.

Que demanderez-vous au président Obama ? On évoque la signature d’un accord faisant de la Tunisie un allié majeur en matière d’économie et de défense, au même titre que la Jordanie et que l’Égypte.

Nous souhaitons, entre autres, une intensification de nos relations avec les États-Unis. C’est un pays qui s’est toujours tenu aux côtés de la Tunisie dans les moments difficiles, surtout au moment de parfaire l’indépendance. La déclaration du 20 mars 1956 n’était pas l’indépendance, laquelle n’a été pleinement réalisée que sept ans plus tard avec le départ du dernier soldat français de Bizerte.

Vous dites "entre autres", pourquoi ?

Un soutien économique nous a été promis, et nous formaliserons peut-être un accord pour des relations stratégiques.

Vous ne cachez pas votre déception face au maigre soutien de l’Europe, dont la France, au point que des observateurs ont cru déceler un froid entre Tunis et Paris.

Les relations sont bonnes. S’il y a un froid, il ne vient pas de la Tunisie. L’Europe a d’autres priorités, comme la Grèce et l’Ukraine. Mais quand le terrorisme nous frappe indistinctement, il devient l’affaire de tous. Peut-être qu’à partir de là nous resserrerons un peu plus les rangs. Je constate, à travers toutes les expressions de sympathie et d’amitiés reçues, que nous nous en rapprochons.

Qu’attendez-vous de François Hollande ?

Qu’il soit le président de la France. Je considère qu’il est aussi un ami personnel et je suis sûr que son gouvernement ainsi que le peuple français feront leur maximum pour notre pays.

De quoi la Tunisie a-t-elle besoin ?

De beaucoup. Quand nous avions été invités au G8 à Deauville en 2011, nous avions présenté un plan de développement économique et social évalué à 125 milliards de dollars, auquel la Tunisie aurait participé à hauteur de 100 milliards. La communauté internationale était sollicitée pour les 25 milliards restants, à décaisser sur cinq ans. La charge n’était pas lourde. Nous avons eu des promesses qui n’ont pas été concrétisées, peut-être en raison de la crise en Europe.

Vous vous insurgez contre l’amalgame fait en Europe entre islam et islamisme et vous précisez que la Tunisie est une terre d’Islam et non d’islamisme. Comment lever toute ambiguïté quand des partis politiques se revendiquent de l’islamisme ?

Je parlais de la Tunisie et non des partis tunisiens. Ceux qui se réclament de l’islamisme sont une minorité. Du reste, cette approche a été consacrée par la Constitution, à la rédaction de laquelle ont participé tous les partis, y compris ceux qui se réclament de l’islamisme. La Constitution est civile, même si le peuple est en majorité musulman. Notre islam est un islam d’ouverture. Des versets du Coran énoncent qu’en matière de foi chacun est libre et que la cohabitation entre religions est possible. Nous nous enorgueillissons d’avoir la plus vieille communauté juive au monde. Elle est présente ici depuis 2 500 ans. Notre ouverture aux autres est une réalité.

Le conflit libyen et l’émergence de Daesh mettent-ils la Tunisie en danger ?

La Libye est un pays voisin. Nous avons toujours eu des relations privilégiées avec elle. Elle est également notre partenaire commercial le plus important. La Tunisie a été présente à ses côtés durant sa révolution ; les Libyens nous en savent gré. Il n’en demeure pas moins que la Libye n’a actuellement plus d’État. Elle est gangrenée par des groupes lourdement armés qui se font la guerre. Comme la frontière est assez poreuse, nous en ressentons le contrecoup. Ajoutez à cela l’émergence sur le sol libyen – notamment dans l’Est – de l’État islamique…

Le Maroc et l’Algérie abritent les négociations de paix entre les différentes factions libyennes. Quel rôle peut jouer la Tunisie dans les changements géopolitiques que connaît la région ?

Le problème actuel de la Tunisie est d’ordre sécuritaire. Nous devons d’abord sécuriser nos frontières. Une fois cela acquis, nous jouerons notre rôle. Les Libyens pourront peut-être trouver un accord a minima, mais le terrorisme continuera de sévir. Pour le juguler, il faut l’intervention de toutes les parties limitrophes : Tunisie, Égypte, Algérie, Niger et Tchad. Si elles parvenaient à s’entendre pour aller dans le même sens sous la houlette du représentant de l’ONU, ce serait un progrès.

Vous appelez à une réconciliation nationale. Qui concerne-t-elle ? Quels en sont les objectifs ? Dans quel cadre la situez-vous ?

Tous ceux qui ont un problème précis avec la justice continueront à en relever. Cela posé, le malaise en Tunisie est grand. Beaucoup se sentent menacés de poursuites et ont les mains liées, alors qu’ils pourraient investir et dynamiser l’économie. Tant que les Tunisiens n’auront pas accompli cette démarche, il sera difficile a fortiori d’attirer des investissements étrangers.

Ce serait sur le modèle de l’amnistie accordée aux Marocains par Mohammed VI en matière de rapatriement d’avoirs à l’étranger ?

Je pense également à cela, mais c’est une démarche qui doit s’opérer à travers une loi discutée puis votée par l’ARP.

Les proches de l’ancien régime qui n’ont rien à se reprocher seront-ils réhabilités dans leurs droits ?

Il est temps de lever les craintes et de redonner à chacun sa qualité de Tunisien. Tout citoyen a le droit de participer à la vie économique et politique de son pays. Sinon, c’est comme si on l’avait déchu de sa nationalité, ce que personne ne peut faire, sauf un juge.

Êtes-vous optimiste malgré les mauvais indicateurs économiques ?

La situation est difficile mais pas désespérée, à condition de circonscrire, avant de l’éradiquer, le terrorisme et de préserver l’unité nationale afin que chaque Tunisien soit un acteur actif dans son pays. Ma grande ambition est aussi de faire respecter l’État de droit pour que chacun se sente protégé. Ces préalables permettront à la Tunisie d’aller de l’avant ; cela prendra du temps, mais il faut s’y atteler dès à présent.

Votre message principal aux Tunisiens.

Unissons-nous. Chaque fois que les Tunisiens ont été unis, ils ont fait des miracles et chaque fois qu’ils ont été divisés, le pays a beaucoup reculé.

Comment allez-vous ?

Pour mon âge, je vais bien. Mais chaque fois que la Tunisie va bien, je me sens encore mieux.

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