La Tunisie en mode électro libre

DJ en pleine ascension, public surchauffé, clubs et festivals bondés… La Tunisie postrévolutionnaire s’enivre de rythmes aux inspirations essentiellement occidentales.

Lors du festival des Dunes électroniques dans le désert. © Ons Abid/J.A.

Lors du festival des Dunes électroniques dans le désert. © Ons Abid/J.A.

MATHIEU-OLIVIER_2024

Publié le 3 avril 2015 Lecture : 6 minutes.

On connaît l’importance de la scène sud-africaine dans la musique électronique. Mais, à l’autre extrémité du continent, la Tunisie est aussi en train de se tailler une belle réputation. Fin février, 8 000 à 9 000 amateurs ont colonisé le désert, à une heure de route de Tozeur, pour le deuxième festival des Dunes électroniques. Chaque semaine, environ 1 500 autres passent une partie de leur week-end au Basement, seul club spécialisé de Tunis… L’électro y a trouvé sa place et son public. Elle est aujourd’hui, avec le reggae, la musique la plus écoutée du pays.

>> Revoir notre reportage grand format sur le festival des Dunes électroniques

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Comment en est-on arrivé là ? L’histoire commence au club Calypso, propriété de la famille Aloulou, à Hammamet. De la période disco à la frénésie techno et house en passant par les soirées orientales, le club a toujours été fréquenté par les étudiants tunisiens, notamment ceux rentrés d’Europe pour passer l’été en Tunisie.

Au début des années 2000, la direction se met tout naturellement à programmer de grands DJ internationaux, tels David Guetta, DJ Sasha, Benny Benassi… Succès immédiat. En 2007, le Calypso est nommé aux FG Awards, organisés par radio FG, qui récompensent les meilleurs DJ et clubs de la planète. Il y côtoie alors le Space, situé à Ibiza, ou encore les Daft Punk, également cités la même année.

Alcool

La radio va amplifier le succès au-delà de Hammamet et de la capitale. "La venue de tous ces DJ au Calypso a provoqué un rapprochement entre la plus grande radio tunisienne, Mosaïque FM, et Radio FG, et cela a permis l’ouverture au public du pays", explique Tarak Cheikhrouhou, un ancien employé du Calypso. D’abord par les ondes radio, puis par internet, en particulier après la révolution de 2011, l’électro s’impose comme la musique d’une jeunesse partageant frustration sociale et envie de briser les tabous de la société.

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Une rage festive, un alcool qui coule parfois à flots, des corps qui se libèrent… Ce public de connaisseurs encaisse les "kicks" comme on avale des friandises.

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"L’histoire entre le Calypso, Radio FG et Mosaïque FM a donné naissance à une foule de puristes sensibles à la musique électronique pointue, tandis que chez nos voisins marocains et algériens, on est resté concentré sur des sons plus commerciaux", ajoute Tarak Cheikhrouhou.

La préférence des amateurs tunisiens est tout acquise aux musiques mêlant sonorités technos et électros, dans la droite ligne des productions berlinoises ou américaines de Détroit et de Chicago. "Je n’ai jamais eu une influence orientale et je pense que l’inspiration de tous les producteurs tunisiens de musique électronique est occidentale", avoue le DJ tunisien HearThuG, qui a lui-même découvert le genre avec les mix made in Détroit de l’Israélien Shlomi Aber, en 2007.

>> Écoutez notre playlist, réalisée à partir des artistes programmés au festival des Dunes électroniques en février 2015.

"Il n’y a pas réellement d’identité tunisienne dans notre musique, ajoute Amine Abbouz, membre du duo Enfants malins et cofondateur du label DTD Records. On est sous influence américaine et européenne, dans la house, la tech house, la deep house, même si on essaie d’ajouter une touche de tribal ethnique avec des percussions et des sonorités africaines." Pour Haze-M, DJ qui n’hésite pas à mixer tech house et disco, "en Tunisie, il y a toutes les couleurs de musique électronique… Mais on peut toujours sentir une touche orientale dans le rythme ou la mélodie".

Curiosité

"Le public tunisien manque un peu de curiosité, même s’il est connaisseur", regrette Deena Abdelwahed, seule représentante féminine de cette génération de DJ tunisiens en vogue. "Les clubs et les festivals préfèrent souvent que l’on produise des sons efficaces, un peu commerciaux, pour que les jeunes puissent se défouler", ajoute-t-elle, déplorant le peu de place laissée à la créativité et à la recherche de nouveautés, notamment du côté de l’alliance entre des sonorités technos et des influences arabes ou soufies.

D’autant que les DJ tunisiens, bien que de plus en plus reconnus, ne bénéficient pas d’un soutien sans faille des autorités, loin s’en faut. Ils ne disposent d’aucun statut officiel et, jusque récemment, il y a fort à parier que le gouvernement, notamment les ministères de la Culture et du Tourisme, ignorait jusqu’à leur existence. "On s’est imposés petit à petit, en mixant dans des endroits peu adaptés, très lounge et sans piste de danse, mais les gens sont plus habitués aujourd’hui", explique Aziz Kallel, directeur artistique du Basement, club qui revendique un style berlinois, dans lequel le public a surtout de l’espace pour danser.

Si nous étions un pays chrétien, il y aurait un club tous les 500 mètres à Tunis.

"Ouvrir un établissement de ce genre reste un énorme challenge", explique-t-il, précisant que la vente d’alcool est sans doute le plus gros problème. À Tunis, la brigade mondaine est en effet particulièrement vigilante, et obtenir une licence de vente relève de l’exploit. Les rares clubs ouvrant leurs portes tentent de s’intégrer à un complexe existant, bénéficiant déjà du précieux sésame, économisant ainsi plusieurs années d’efforts, parfois infructueux. Le centre-ville leur semble tacitement interdit et ils s’expatrient souvent dans la banlieue nord, plus riche et plus touristique. "Cela pose un problème pour les étudiants du centre, qui n’ont pas beaucoup d’argent et qui ne sont pas motorisés", déplore Deena Abdelwahed.

"Les autorités, surtout le ministère de l’Intérieur, ne sont jamais de notre côté", ajoute quant à lui Aziz Kallel. Et de conclure : "C’est l’effet de la religion. Si nous étions un pays chrétien, il y aurait un club tous les 500 mètres à Tunis." Selon lui, les choses sont toutefois en train d’évoluer. "Il y a encore quelques années, quand un policier chargé de la sécurité passait dans un festival, tout le monde s’arrêtait de faire la fête, se souvient-il. Aujourd’hui, presque tout le monde s’en fout !"


Revoir notre reportage grand format sur le festival des Dunes électroniques 

 

Les têtes d’affiche

Deena Abdelwahed, l’étoile montante

Elle est la DJ qui monte en Tunisie. Étudiante en architecture à l’École des beaux-arts de Tunis, cette longiligne jeune femme de 25 ans représente une génération qui ne cesse de s’affirmer. Après une enfance au Qatar, elle rejoint son pays de naissance en 2010. Amatrice de trip-hop, de soul ou de jazz, elle débute comme chanteuse avec le groupe So Soulfull, avant de venir à l’électro. "Je faisais mes playlists et un jour un ami m’a dit : "Ce serait bien que tu les mixes"", se souvient-elle. Deena fait ses premières armes avec le collectif World Full of Bass, en 2011, avant de s’émanciper au Plug, club de Tunis aujourd’hui fermé. Depuis, elle avoue qu’il est difficile de satisfaire sa soif d’innovation et, regrettant le fait qu’il y ait peu d’établissements adaptés à la musique électronique, elle espère produire un style dansant inspiré de la transe ou du soufi. Une électro plus africaine en somme, qui doit encore conquérir le public tunisien.

>>  Écoutez Deena Abdelwahed sur Soundcloud

 

 

 

Enfants malins

Entre Québec et Tunisie Expatrié à Montréal depuis trois ans, le duo Enfants malins, composé de Ghazi Gharbi et d’Amine Abbouz, est l’un des représentants les plus actifs de l’électro tunisienne. Cofondateur du label DTD Records, il s’inspire des standards occidentaux technos et house, auxquels il insuffle un côté tribal ethnique à base de percussions et de voix africaines.

>> Écoutez le duo Enfants malins sur Soundcloud

 

 

 

 

 

HearThuG 

Serial producteur Jihed Monser, alias HearThuG, est tombé dans l’électro d’influence américaine, en 2007, après l’écoute de l’album de l’Israélien Shlomi Aber, State of No One. Aujourd’hui, à 24 ans, soutenu par Josh Wink ou Laurent Garnier et repéré par le label new-yorkais Stranjjur Imprint, il est l’un des plus gros producteurs d’électro en Tunisie.

 >> Écoutez HearThug sur Soundcloud

 

 

 

 

 

Haze-M

Globe-trotteur Haze-M n’hésite pas à piocher dans des sonorités dance ou disco pour les allier à un rythme techno et house. Repéré par le label de Miami Toolroom, il se construit une notoriété à l’étranger (Pays-Bas, Allemagne, Russie, Turquie…) mais n’abandonne pas la scène tunisienne. Cofondateur, avec Enfants malins, de DTD Records, il est à suivre en 2015.

 >> Écoutez Haze-M sur Soundcloud

Écoutez notre playlist, réalisée à partir des artistes programmés au festival des Dunes électroniques en février 2015.

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