Mathieu Guidère : « La compétition d’Aqmi et de l’État islamique en Tunisie est un facteur aggravant »

L’attraction du groupe terroriste de l’État islamique sur les jihadistes africains se fait de plus en plus forte. Décryptage des conséquences de ce phénomène avec l’islamologue Mathieu Guidère.

Mathieu Guidère en janvier 2013. © Vincent Fournier/J.A.

Mathieu Guidère en janvier 2013. © Vincent Fournier/J.A.

ProfilAuteur_LaurentDeSaintPerier

Publié le 2 avril 2015 Lecture : 6 minutes.

En septembre les Soldats du califat en Algérie, un groupuscule issu d’Aqmi, donnaient le "la" du nouveau jihad en Afrique du Nord, jurant fidélité à Abou Bakr al-Baghdadi le "calife" du groupe État islamique (EI), autoproclamé un mois et demi plus tôt à Mossoul, dans le nord de l’Irak. Le mois suivant, le groupe de Derna, en Libye, faisait à son tour allégeance à l’EI, avant que les Égyptiens d’Ansar Beit al-Maqdis ne fassent de même en octobre.

Attaques de cibles sécuritaires par les militants égyptiens, conquête de la ville libyenne de Syrte célébrée par l’égorgement filmé de 21 Égyptiens coptes, et dernièrement attaque du célèbre musée du Bardo par deux fanatiques faisant 22 victimes : quelques-uns de leurs faits d’armes ont eu un écho sinistre dans la région. Celle-ci pourrait-elle être soumise à la loi du califat ? Professeur d’islamologie à l’Université de Toulouse 2, auteur de "État du monde arabe" (De Boeck, mars 2015) Mathieu Guidère livre son analyse à JA.

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Jeune Afrique : L’EI peut-il réussir au Maghreb comme au Moyen-Orient ?

Mathieu Guidère : La réponse est non : l’EI réussit en Syrie et en Irak parce que l’État central est défaillant et qu’il bénéficie d’un soutien populaire dans certaines parties de la population. Dans les populations sunnites persécutées, massacrées par les milices chiites et convaincues de n’avoir d’autres défenseurs que l’EI. Au Maghreb, ces populations ne sont pas sous la menace d’une persécution gouvernementale ni milicienne ; l’État existe toujours et il n’est pas défaillant, en tout cas il tient son rôle et les populations n’ont pas intérêt à rallier ce type de groupe armé pour se lancer dans une aventure à l’issue inconnue.

L’absence de l’antagonisme chiite/sunnite y entrave-t-elle son implantation ?

Non, la question confessionnelle se pose différemment : au Machrek, elle se pose entre chiites et sunnites, alors qu’au Maghreb elle est intra-sunnite. C’est une lutte interne au sunnisme entre fréristes d’un côté et salafistes de l’autre. Le terreau salafiste existe bien, mais là encore il n’a pas d’ancrage ou de soutien populaire.

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Comment se traduit au Maghreb la grande compétition entre Al-Qaïda et l’EI ?

Elle se traduit par des allégeances, des implantations locales. Pour simplifier, disons qu’Al-Qaïda est plutôt sur le flanc ouest de la Tunisie, au mont Chaambi et dans les zones proches de la frontière algérienne, tandis que l’EI est plutôt implanté sur le flanc sud-est du côté libyen et dans le Sahara tunisien. Sous la pression de ces implantations, la Tunisie se trouve aujourd’hui sous les feux croisés de ces deux organisations djihadistes dont la compétition est un facteur aggravant, et non pas un facteur d’affaiblissement comme en Syrie où les deux organisations se disputent les mêmes territoires et les mêmes populations.

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Le massacre du Bardo a été revendiqué par l’EI puis attribué par les autorités à Al-Qaïda : telle confusion est-elle le résultat de ce feu croisé ?

Exactement. Du point de vue des renseignements tunisiens, vu l’origine des individus qui ont perpétré ces attentats et vu le mode opérationnel, c’est la brigade Okba Ibn Nafaa, filiale d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi), qui est responsable. Mais selon l’EI, ce sont des combattants formés par sa filiale libyenne. Ce n’est pas un cas unique : on a vu d’autres cas de passages de combattants d’Al-Qaïda vers l’EI, y compris en France, par exemple Nemmouche qui a commencé au sein d’Al-Qaïda au Levant (ex-Front Al-Nosra) et qui est passé par la suite à l’EI. On a aujourd’hui une porosité des frontières jihadistes qui fait de ces organisations des vases communicants : plus Al-Qaïda se sent marginalisé, plus les combattants rejoignent l’EI et plus on frappe l’EI, plus les combattants repassent chez Al Qaïda, et ainsi de suite.

Quel est le bénéfice pour un groupe jihadiste de faire allégeance à l’EI ?

On a un très bon exemple de précédent à ce sujet, puisque l’émirat de Derna en Libye communique beaucoup. On sait que pour préparer cette allégeance il y a eu un envoi croisé de représentants qui ont discuté des bases de l’union. On sait également qu’il y a eu envoi par l’EI de conseillers politiques venus de Syrie-Irak à Derna pour restructurer la pensée jihadiste tout d’abord, c’est-à-dire la faire rentrer dans ce jihad territorialisé visant la prise de contrôle des installations pétrolières, des ports, c’est-à-dire de l’économie et du territoire.

Ensuite, il y a eu envoi de conseillers militaires pour enseigner la manière de conquérir un tel territoire et de contrôler de telles installations. On a vu cela se mettre en place relativement vite. Enfin, sur la question du financement, on n’a pas aujourd’hui la preuve de transferts de fonds du côté central (Syrie-Irak) vers les filiales (Libye, Sinaï), puisque la logique de base de l’EI c’est que chaque "émirat" se finance sur son territoire. La logique d’Al-Qaïda de financer des filiales n’a plus vraiment cours. Chaque filiale est autonome militairement et indépendante financièrement, elle est une pièce du projet d’ensemble.

Comment l’EI pourrait-il se tailler un territoire en Afrique du Nord ?

Il y a deux phénomènes qui pourraient jouer en faveur de l’implantation territoriale de l’EI au Maghreb. Le premier est le fait que les groupes en question trouvent dans les autres factions islamistes de type Frèsres musulmans ou salafistes de quoi garnir leurs rangs par "conversion" au jihadisme. Le second est le fait que le jeu politique conduise par exemple à stigmatiser ou à marginaliser davantage certaines régions du pays. Par exemple, les élections en Tunisie ont montré que ce pays était divisé en deux puisque la côte a voté "laïque", en faveur du parti Nida Tounès, tandis que l’intérieur du pays a voté plutôt islamiste, en faveur d’Ennahdha. Cette répartition électorale, si le gouvernement en place ne fait pas attention, peut se transformer en une division territoriale sur laquelle prospérerait des groupes affiliés à l’EI en considérant "ceux de la côte" comme pas tout à fait musulmans. La confessionnalisation du territoire, entre musulmans sunnites, dépend des politiques qui seront mises en œuvre et des discours qui les accompagnent.

Les jihadistes de retour dans leurs pays d’origine poseront des problèmes comme cela s’est produit à la fin de la guerre d’Afghanistan en 1989, en particulier en Algérie avec la guerre civile qui s’ensuivit.

Le démantèlement de l’EI au Moyen-Orient menacerait-il la région d’un reflux jihadiste majeur ?

Tout d’abord, pour démanteler l’EI, il faudra trouver une solution politique aux problèmes des sunnites qui se trouvent sous sa coupe. Ensuite, s’il est démantelé, les jihadistes qui en font partie et dont certains ont déjà commencé à rentrer chez eux sous les coups de la coalition internationale, vont poser certains problèmes aux pays d’origine, comme cela s’est produit à la fin de la guerre d’Afghanistan en 1989, en particulier en Algérie avec la guerre civile qui s’ensuivit.

Enfin, ce retour des combattants ne manquera pas de constituer une pression supplémentaire sur le champ politique dans ces pays. Tout dépend donc de la gestion qui sera faite de ce phénomène sur les plans sécuritaire et social. À moins qu’un nouveau front s’ouvre aux jihadistes au Yémen, en Libye ou ailleurs, dans ce cas ils ne reviendront pas ou repartiront aussitôt.

Vous revenez de Tunisie, quelle est la perception que les gens y ont de l’EI ?

Je n’ai rencontré personne qui ait une quelconque indulgence pour l’EI, surtout après les attentats du musée Bardo. Une sorte de fascination morbide existe uniquement chez certains jeunes de la frange salafiste jihadiste mais elle reste archi minoritaire. L’écrasante majorité des Tunisiens ont une peur bleue de ce qui est arrivé en Algérie dans les années 90 : pour rien au monde, ils ne veulent voir une guerre civile se produire chez eux. Et depuis l’attentat du Bardo, il y a une forme d’union nationale des Tunisiens qui a soudé le peuple et permis de désigner clairement l’ennemi commun, c’est-à-dire le terrorisme.

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