Immigration : un naufrage africain
Mohammed Ali Malek a 27 ans, il est tunisien, et, pour les quelque 800 victimes du naufrage de son chalutier, le 19 avril, ce commandant qui les regardait sombrer avec un sourire narquois avait le visage du diable.
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François Soudan
Directeur de la rédaction de Jeune Afrique.
Publié le 27 avril 2015 Lecture : 3 minutes.
Malek, qui a tenté de sauver sa peau en se mêlant aux rescapés avant d’être démasqué, doit avoir le sentiment du devoir accompli : peu importe que sa cargaison à 3,5 millions de dollars ait fini au fond de la Méditerranée, dans ce genre de commerce, tout est payé d’avance selon une implacable logique du low-cost. Un peu comme si un tour-opérateur véreux vous entassait à bord d’un Tupolev hors d’âge, avec un risque sur deux de se disloquer en vol.
>>> À lire aussi : Naufrage de migrants en Méditérannée : hécatombre de 700 morts redoutée
Malek et son chalutier pourri ne sont que l’ultime maillon d’une lucrative chaîne de servitude volontaire dont les anneaux jalonnent des pistes qui, autrefois, furent celles de la traite des esclaves. Il y a la route de l’Est, déversant, via l’Égypte, le trop-plein de réfugiés syriens, irakiens, afghans, bangladais. Il y a la route du Sud-Est et son lot de damnés de la Corne : Soudanais, Somaliens, Érythréens, Éthiopiens. Il y a la route du Sud, qui, à travers le Niger, charrie ses convois d’Africains de l’Ouest et du Centre : les noyés du 19 avril étaient, pour beaucoup, maliens, sénégalais, gambiens, ivoiriens, libériens.
Les chefs d’État du continent seraient bien inspirés de se regarder aussi dans un miroir.
Tous convergent vers le formidable appel d’air qu’est devenue la Libye, son chaos, ses milices et ses tribus qui se disputent ou se partagent le pactole, comme hier les cheptels de dromadaires. Les navires négriers attendent, dinghys rapiécés, barcasses, pinasses, caboteurs de cinquième main. Celui de Malek avait trois classes en fonction du prix.
Pas de fers aux pieds pour les misérables du fond de cale, mais ils étaient enfermés. Ils ont coulé tout d’un bloc, ensemble, anonymes. Depuis que les polices marocaine et espagnole ont verrouillé le détroit de Gibraltar, celui de Sicile est devenu le dernier cimetière marin à la mode : 1 776 morts au cours des quatre premiers mois de 2015 et la quête récurrente des responsables par défaut de cette hécatombe silencieuse.
L’Europe ? Oui, bien sûr. Dix ans de politiques migratoires, dix ans de tergiversations, d’idées minimalistes ou impraticables, quatre sommets depuis 2013 pour aboutir à cette conclusion du président du Conseil, Donald Tusk : il n’existe aucune solution à court terme, seulement des soins palliatifs. L’Afrique ? Il serait temps. Plutôt que de répéter en un touchant réflexe de Pavlov que tout le mal vient de ces irresponsables qui, après avoir liquidé Kadhafi contre leurs avis, ont abandonné la Libye à son sort, les chefs d’État du continent seraient bien inspirés de se regarder aussi dans un miroir.
Toutes ces vies englouties ont vu le jour chez eux, dans les pays dont ils ont la charge. Quel avenir leur offraient-ils pour qu’ils choisissent l’exil, au risque du naufrage, vers une Europe dont la plupart des migrants savent fort bien qu’elle n’est plus, depuis longtemps, un eldorado ? Quelle faillite ce recours massif à une exit option suicidaire révèle-t-il, tant dans le domaine de la gouvernance globale que dans ceux de l’éducation, de la formation, de l’emploi et des politiques en faveur de la jeunesse ?
Pourquoi, cinquante-cinq ans après les indépendances, les Africains voient-ils croître chaque année le nombre de leurs boat people, alors que les Asiatiques ont su enrayer, puis stopper cette hémorragie en moins d’une décennie ? Autant de dossiers sur la table d’un sommet ad hoc de l’Union africaine que l’on attend toujours. Le dernier en date, en janvier, avait pour thème – cela ne s’invente pas : "Autonomisation des femmes et développement de l’Afrique pour la concrétisation de l’Agenda 2063" (sic).
À l’heure où ces lignes étaient écrites, 6 000 migrants étaient morts en Méditerranée depuis le début de 2013, 25 000 au minimum depuis 2000. En 2063, au rythme où nos dirigeants se mobilisent, il y aura presque autant de cadavres que de sardines au fond de Mare nostrum.
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