Amérique latine : les gringos ont le vent en poupe
La fin programmée de la « guerre froide » entre les États-Unis et Cuba va provoquer une complète redistribution des cartes dans tout le sous-continent. De l’Argentine à la Bolivie et du Brésil au Venezuela, les régimes populistes ont du souci à se faire.
La photo a fait la une des journaux du monde entier. Barack Obama serrant la main de Raúl Castro, le 11 avril, lors du Sommet des Amériques, à Panamá… L’instant était, il est vrai, « historique ».
Depuis l’instauration du régime castriste, en 1959, jamais un président des États-Unis n’avait rencontré son collègue cubain. Et les relations diplomatiques entre les deux pays sont rompues depuis le 3 janvier 1961. C’était au temps de la bonne vieille division du monde en deux camps antagonistes : l’Ouest « impérialiste » contre l’Est « totalitaire », selon la terminologie délicieusement surannée en usage en ces temps lointains.
Ouvertes en juin 2013 au Canada, les négociations américano-cubaines pourraient durer plus longtemps que prévu en raison de l’opposition des conservateurs des deux pays. Mais si le processus de rapprochement va à son terme, ce sera véritablement la fin de la « guerre froide », qui, en octobre 1962, lors de la crise des missiles soviétiques de Cuba, conduisit le monde à deux doigts d’un cataclysme nucléaire.
La levée du blocus imposé depuis plus d’un demi-siècle par Washington à son voisin méridional confirmerait par ailleurs la vaste redistribution des cartes en cours en Amérique latine.
Main tendue
À son arrivée à la Maison Blanche, Obama n’avait pas fait mystère de son désir de rester dans l’Histoire comme le président qui aurait réussi à apaiser les tensions avec une série de pays traditionnellement hostiles à l’Amérique.
En 2009, dans son discours d’investiture, il s’était dit prêt à tendre la main à ceux qui seraient « prêts à desserrer le poing ». Mais la même année, la justice cubaine condamna à quinze ans de prison pour espionnage un employé de l’Usaid nommé Alan Gross, ce qui rendit caduc ce voeu. Le voici donc remis à l’ordre du jour. La démarche est soutenue sans réserve par les milieux d’affaires, qui rêvent de développer à Cuba des activités touristiques et bancaires, mais aussi de créer des maquiladoras, ces usines « tournevis » latino-américaines qui fabriquent pour pas cher des pièces détachées destinées à l’industrie automobile américaine.
Côté cubain aussi, les mentalités ont évolué. L’Union soviétique n’est plus là pour boucler les fins de mois d’un régime dirigiste à l’extrême et de plus en plus policier. Et le Venezuela, qui s’est substitué à elle dans l’ingrate tâche de l’aide à Cuba, n’est désormais plus en mesure (en raison de l’effondrement de son économie et de la baisse du prix du baril) de lui livrer quotidiennement à prix cassé 100 000 barils de pétrole.
les parlementaires républicains, majoritaires au Congrès, sont résolus à s’opposer à la levée de l’embargo – qui dépend du pouvoir législatif.
Poussé par les responsables militaires qui dirigent des entreprises publiques asphyxiées par le blocus américain, Raúl Castro a compris que son pays ne parviendrait jamais à se développer sans l’apport de capitaux internationaux, ne serait-ce que pour réaliser son grand projet d’agrandissement du port de Mariel.
L’acceptation d’une petite dose de mondialisation et d’ouverture était indispensable, même pour attirer des capitaux chinois eux aussi rebutés par les rigidités cubaines… Mais le rapprochement en cours suscite aussi beaucoup d’hostilité. « Toute une partie de l’appareil d’État castriste a peur de perdre son emploi, estime Alfredo Valladão, professeur à Sciences-Po. Lors du Forum de la société civile qui s’est tenu parallèlement au Sommet des Amériques, de nombreuses voix se sont élevées pour refuser avec indignation de parler aux Américains et aux anticastristes. Raúl aura pas mal de difficultés avec son opposition interne. Et bien sûr avec Fidel, son grand frère ! »
Côté américain, les parlementaires républicains, majoritaires au Congrès, sont résolus à s’opposer à la levée de l’embargo – qui dépend du pouvoir législatif. Quoique un peu embarrassés par le soutien du monde des affaires au rapprochement en cours, ils se rangent pour l’instant derrière le sénateur Marco Rubio, candidat à la primaire républicaine. Celui-ci reproche à Obama une « naïveté » qui offrirait au régime castriste honni l’occasion de survivre. Ces embûches expliquent le secret qui a entouré les négociations. Raúl s’est réservé ainsi le dossier pour éviter tout sabotage…
Pendant ce temps-là, aux États-Unis, un sondage a fort opportunément révélé que 59 % des personnes interrogées étaient favorables à une levée de l’embargo. Obama a reconnu que celui-ci avait été « un échec », puisqu’il n’avait rien changé au régime cubain.
Échange de prisonniers
Avec l’aide du Vatican, qui a accueilli les discussions en octobre 2014, on est parvenu à s’entendre sur un échange de prisonniers.
Le 17 décembre, Castro à La Havane et Obama à la Maison Blanche ont simultanément annoncé leur intention de rétablir leurs relations diplomatiques. Alan Gross, l’agent de la CIA Rolando Sarraff et cinquante-trois prisonniers politiques cubains ont été libérés en échange de trois espions cubains détenus aux États-Unis. À Panamá, Castro et Obama ont manifesté leur empathie.
Le premier a qualifié le second « d’honnête homme » totalement innocent des vilenies commises contre Cuba par ses dix prédécesseurs. En retour, son interlocuteur l’a remercié pour son « esprit d’ouverture ». Pas question pour autant de virer de bord à 180 degrés ! Le 5 avril, le président américain a précisé sa doctrine en politique étrangère dans une interview au New York Times : « Avec sa puissance écrasante, l’Amérique peut se permettre de prendre des risques calculés, estime-t-il. Nous faisons des ouvertures, mais sans nuire à nos capacités d’intervention. »
Il a promis que son gouvernement ne cesserait pas de reprocher aux dirigeants cubains leurs atteintes aux droits de l’homme et à la démocratie. Même son de cloche de l’autre côté : pas question de changer la nature du régime ni de se jeter à corps perdu dans le libéralisme économique. Pas question de rouvrir les ambassades tant que Cuba figurerait sur la liste des pays soutenant le terrorisme – le 14 avril, Obama a proposé au Congrès de l’en exclure.
Pas question non plus d’autoriser les banques américaines à s’installer à Cuba tant que Guantánamo restera occupé par les Américains et que l’embargo demeurera en place. « Il nous faut être patients, très patients », a souligné Raúl Castro. C’est ce qu’il est convenu d’appeler la technique des petits pas…
>> À lire aussi Cuba – États-Unis : cinquante ans de turpitudes
« Mur de Berlin »
Au-delà des fruits économiques que les deux parties attendent de la fin de leur « guerre froide », une véritable reconfiguration des relations interaméricaines se profile.
Les Latinos, qui avaient un peu trop tendance à attribuer la responsabilité de leurs déboires à « l’impérialisme yankee », vont devoir trouver autre chose puisque le dernier pays marxiste du continent est sur le point d’enterrer la hache de guerre.
D’autre part, le désir des États-Unis d’établir des relations enfin égalitaires avec le sous-continent, et, de manière générale, les grandes évolutions économiques du moment replacent Washington au centre du jeu latino-américain.
« Portée par les prix élevés des matières premières, la mondialisation « heureuse » des années 2000 avait permis aux régimes populistes, majoritaires en Amérique latine, de mener une politique protectionniste et de subventions tous azimuts, explique Alfredo Valladão. Avec la création des chaînes de valeur, qu’ils ont ignorée, et le recul des cours des produits de base, ces régimes, qu’il s’agisse du Brésil, de l’Argentine ou du Venezuela, sont aujourd’hui en grande difficulté. En revanche, les pays du Pacifique – Chili, Pérou, Mexique ou Costa Rica – qui ont misé sur l’ouverture et sur la conclusion d’accords de libre-échange avec les États-Unis ont bien mieux résisté à la crise. »
L’antiaméricanisme primaire des dirigeants bolivien, équatorien et vénézuélien devrait donc tomber en désuétude… à la condition qu’un ultime obstacle soit levé : le Venezuela. L’impéritie du régime mis en place par feu Hugo Chávez a contribué à la dégradation des relations avec les États-Unis. Obama a qualifié le Venezuela de « menace pour la sécurité nationale » et mis en place des sanctions à l’encontre de sept hauts responsables du régime « bolivarien ».
Pour violation des droits de l’homme. Histoire de démontrer aux républicains qu’il n’est pas le président « laxiste » qu’ils prétendent. Pour sa part, le président Nicolás Maduro a accusé pour la énième fois l’ambassade américaine à Caracas d’ourdir un coup d’État et de travailler à son assassinat. Reste qu’à Panamá, Obama et Maduro se sont parlé. Le dernier pan du « mur de Berlin » qui s’est longtemps dressé entre Caracas et Washington ne devrait pas résister bien longtemps à l’apaisement avec Cuba.
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