Burundi – Mgr Jean-Louis Nahimana : « On ne peut pas tourner une page sans la lire »
Elle doit enquêter sur les massacres commis de 1962 à 2008, établir les responsabilités, et libérer la parole des victimes. La Commission Vérité et Réconciliation a quatre ans pour réussir, explique son président
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Quatorze ans après la date prévue par l’accord d’Arusha (signé en 2000), les membres de la Commission Vérité et Réconciliation (CVR) burundaise ont enfin pu siéger. Ils ont quatre ans – et non deux, comme le prévoyait le texte initial – pour faire la lumière sur les massacres interethniques commis depuis l’indépendance du pays, en 1962, jusqu’en décembre 2008, date de la signature de l’accord général de cessez-le-feu entre le gouvernement et les rebelles du Front national de libération (FNL).
La méfiance perdurant entre le pouvoir et l’opposition, la mise en place de cette CVR a pris beaucoup de temps. L’Union pour le progrès national (Uprona), ancien parti unique et principal mouvement tutsi du pays, a d’ailleurs boycotté la très longue séance plénière du 3 décembre 2014, à l’Assemblée nationale, au cours de laquelle les onze membres de la CVR ont été élus : six Hutus, quatre Tutsis, une Twa, parmi lesquels quatre femmes (conformément aux quotas d’ethnie et de genre imposés par la loi) et six représentants religieux.
Karaté
Parmi ceux-ci, deux personnalités très respectées, qui font l’unanimité au-delà de leurs groupes ethniques, ont été désignées à la tête de la nouvelle instance : Mgr Jean-Louis Nahimana, un Hutu, qui dirigeait la Commission Justice et Paix de l’église catholique du Burundi, a été élu président, et Mgr Bernard Ntahoturi, un Tutsi, archevêque de l’église anglicane du Burundi, vice-président.
Né en 1964 à Rennes (France), Jean-Louis Nahimana a fait toutes ses études au Burundi – à l’école Saint-Joseph, à l’Athénée national, au grand séminaire de Bujumbura et au grand séminaire de Burasira (Centre) -, complétées par un master de recherche en théologie dogmatique et fondamentale à l’Institut catholique de Paris (2009-2012).
Ordonné prêtre en 1992, il a fait partie, en 1994, de la commission nationale chargée de préparer le débat garantissant la continuité des institutions après le coup d’État au cours duquel Melchior Ndadaye, premier président démocratiquement élu du pays, fut assassiné.
Ceinture noire de karaté, l’ancien vicaire général de Bujumbura a l’habitude de saisir les problèmes à bras-le-corps, comme lorsqu’il a été le vice-président de la Commission nationale chargée du désarmement (2007-2008). Le succès largement reconnu de cette dernière donne aujourd’hui au prélat toute autorité et légitimité pour diriger la CVR, dont les conclusions sont attendues par tous les Burundais.
Jeune Afrique : De quel modèle d’instance "vérité et réconciliation" comptez-vous vous inspirer ?
Mgr Jean-Louis Nahimana : Après avoir étudié, y compris sur place, le fonctionnement des Commissions Vérité et Réconciliation de différents pays, j’ai remarqué qu’aucune ne se ressemble. Notre but n’est pas de faire un copier-coller. Nous voulons surtout laisser la population s’exprimer. Notre rôle ne consiste pas à dire aux Burundais ce qu’ils doivent dire ou faire, mais à instaurer un cadre de dialogue qui puisse libérer la parole. Les Burundais doivent prendre en main leur destinée en optant pour la voie de réconciliation qu’ils jugeront la meilleure. Il n’y a pas de recette miracle ; ce sera un travail de longue haleine.
La CVR mettra-t-elle davantage l’accent sur la vérité ou sur la réconciliation ?
Le but ultime est la réconciliation. Mais pour y parvenir, la vérité est primordiale. On ne peut pas tourner une page sans la lire. Dans un premier temps, nous allons enquêter pour établir la vérité sur le passé douloureux de notre pays. Ensuite, il nous faudra réfléchir à ce que nous allons faire de cette vérité pour l’exploiter de manière positive, dans l’optique d’une réconciliation. Il faut recoudre un tissu social déchiré par l’irresponsabilité et la cruauté de certains de nos compatriotes.
Quelle place et quelle portée devrait avoir son volet judiciaire ?
Une CVR sans justice serait vaine. Maintenant, reste à savoir ce que nous entendons par justice. Il ne suffit pas de punir les auteurs de crimes pour que les Burundais se réconcilient. La justice sociale est, selon moi, plus importante. Le fait de dire la vérité, de réhabiliter les personnes tuées injustement ou qui ont été affectées au cours des crises cycliques qu’a connues notre pays constitue une étape. Cependant, la loi qui régit la CVR ne relevant pas du domaine judiciaire, nous n’allons pas traiter des questions dépendantes de la compétence d’un tribunal. Ce qui nous a été demandé, c’est de faire la lumière sur notre passé. À la fin de ce processus, nous rédigerons un rapport, que nous soumettrons aux Nations unies, ainsi qu’au Parlement et au gouvernement burundais. Ces trois instances décideront, par la suite, de ce qu’elles voudront faire de cette vérité [et notamment de l’opportunité de mettre sur pied un tribunal spécial pour le Burundi, TSB].
Le climat de méfiance qui prévaut entre le gouvernement, la société civile et l’opposition radicale ne va-t-il pas faire obstacle à votre mission ?
C’est vrai qu’il y a une mauvaise collaboration entre les différentes parties prenantes dans ce processus de réconciliation nationale. Il est cependant encourageant de constater que personne ne conteste la légitimité des membres de la CVR. Ses modalités de mise en oeuvre, en revanche, posent problème. Et c’est un défi que nous devrons affronter en instaurant un cadre de dialogue. Nous nous rapprocherons de chaque intéressé afin de l’impliquer dans notre travail. Car cette vérité que nous voulons percer et exposer au grand jour, tout Burundais en a besoin, y compris la société civile et les partis de l’opposition radicale.
Que répondez-vous à ceux qui estiment que la CVR ne sera pas vraiment indépendante ?
Les doutes que certains émettent sont peut-être fondés, car ils relèvent de leur propre expérience. La réussite de la CVR dépend avant tout de la volonté de tous les Burundais qui, plutôt que de verser dans la fatalité et le découragement, devraient sortir de leur torpeur pour que nous puissions nous appuyer sur toutes les bonnes volontés.
Concrètement, qu’allez-vous faire pour les rassurer ?
Nous allons travailler dans la transparence et rester ouverts à tous.
Et qu’en est-il du pardon ?
Desmond Tutu a écrit qu’il n’y a pas d’avenir sans pardon. Pour moi, c’est une étape dans la guérison des blessures que les gens ont subies, des violences et des violations massives des droits de l’homme auxquelles ils ont été confrontés. L’un des signes qui montre qu’une personne est guérie, c’est sa capacité à accorder son pardon. Pardon qui n’est d’ailleurs pas incompatible avec la justice. C’est un long cheminement personnel qu’il incombe à chacun de faire… Les Burundais doivent le comprendre, dans leur propre intérêt.
Un sombre passé
Les massacres et guerres interethniques qui ont émaillé l’histoire du pays depuis son indépendance (en 1962) jusqu’à 2008 ont fait plus de 500 000 morts et entraîné l’exil de 900 000 Burundais, notamment vers les pays voisins (Rwanda, RD Congo, Zambie et Tanzanie), dont la plupart ont été rapatriés depuis 2002. Parmi les épisodes les plus sombres : la rébellion hutue, d’avril à septembre 1972 (150 000 morts), et les quinze années de guerre civile (300 000 morts), déclenchée par un coup d’État et l’assassinat du président Melchior Ndadaye, le 21 octobre 1993. Malgré la succession des accords de paix (d’Arusha, le 28 août 2000, et de Dar es-Salaam, le 16 novembre 2003) puis le cessez-le-feu (7 septembre 2006), cette guerre n’a pris fin qu’avec l’accord du 4 décembre 2008 entre le gouvernement et la rébellion du Front national de libération (Palipehutu-FNL) d’Agathon Rwasa (lire p. 72), à partir duquel ont pu commencer le désarmement et la démobilisation des rebelles.
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