Moi, Fathy le Fou, maître du « trait pourri »
Mon pays, l’Algérie, a été pionnier dans la zone minée de la caricature politique en Afrique du Nord. J’ai fait partie de ses éclaireurs, envoyé à l’ombre avec un complice dès 1987 pour avoir gribouillé sur les murs d’un café.
Il n’en fallait pas plus pour m’encourager à monter des expositions clandestines de mes caricatures, avec comme invités d’honneur le président Chadli Benjedid, analphabète en version recto-verso, des généraux affreux, sales et méchants sans oublier bien sûr la parade grotesque des islamo-obscurantistes.
L’ère nouvelle du dessin de presse a éclos quelques mois plus tard, dans la douleur, avec les évènements du 5 octobre 1988. Un Printemps arabe avant l’heure où la répression de manifestations sociales a fait 500 morts. C’est de cette douleur que la caricature algérienne moderne a puisé ce qui fait toujours sa force, sa justesse et son agressivité. Auparavant, le dessin de presse, marqué par la patte d’un Slim expert pour faire se bidonner tout le pays, ne débordait pas les limites de l’ironie sociale : pénurie de beurre ou de frigos, crise du logement, vie de famille etc.
En 1988, le système chancelant a été forcé de faire des concessions notamment en matière de liberté de la presse et les feuilles de choux colorées de vignettes acides se sont mises à fleurir dans les bacs des kiosques à journaux. Mais dès 1989 « le fou », comme on m’a surnommé, a été le premier caricaturiste distingué par la censure. Et interdit pour un dessin sur la torture, tabou absolu, paru en Une du Jeune Indépendant. Ce jour-là, le régime avait tracé la ligne jaune à ne pas franchir sur des ouvertures démocratiques à peine consenties.
"C’est l’actu algérienne qui est violente et pourrie"
Un journaliste me demandait dans les années 1990 pourquoi mes crobars étaient agressifs et surtout "sales". "Ce ne sont pas mes dessins qui sont sales, c’est l’actu algérienne qui est violente et pourrie", avais-je réparti. J’ai aussi subi, il faut l’avouer, l’influence bête et méchante de feu Reiser, mon maître à croquer.
En Algérie, on dessine encore aujourd’hui sous pression, la peur au ventre, dans l’obscurité et la clandestinité mais vers 1994 cette pression était devenue intenable, elle allait m’écraser. J’étais pris en otage, en étau entre les barbus, égorgeurs de journalistes à tout-va, et les généraux qui ordonnaient que je dégaine dans le même sens qu’eux…
Je ne dormais plus chez moi, ma famille était menacée et j’ai dû fuir in extremis, les poches vides vers Marseille d’en face. Depuis que je suis en France, je dessine toujours sous pression… de bière ! Plus confortable et rafraichissant, mais elles me manquent, cette peur qui me tenaillait les tripes quand j’entamais le dessin du jour, cette satisfaction de le découvrir publié le lendemain et la joie de voir mes compatriote pliés de rire en les lisant.
En retombant sur mes caricatures des années 1990, j’ai le sentiment un peu fataliste qu’elles sont encore d’actu. Et je trouvais plus d’énergie et de cette hargne fécondante pour dessiner en Algérie qu’en France. Aujourd’hui j’observe le pays natal avec un regard nostalgique mais toujours révolté et je ne me lasserai jamais de gribouiller l’actualité politique, sociale et religieuse de France et d’Algérie, mariné dans un pur jus maison de vulgarité inégalable !
Une influence énervée
Désacraliser le sacré, faire baver les lignes rouges, saper à coups de crayons les interdits et les tabous fabriqués par les systèmes corrompus reste mon credo, et les forces obscurantistes, terroristes et jihadistes sont toujours les cibles privilégiées de mon "trait pourri" bien caractéristique. Ali Dilem en a subi l’influence énervée et il a fini par constituer une véritable école, tant au point de vue du dessin avec sa rondeur, sa simplicité subtile et forte à la fois, que par ses textes aussi courts que percutants : un vrai bonheur de lecture graphique !
Je lui voue reconnaissance et respect comme au Hic, à Baki, à Jamel Lounis et compagnie, ces dessinateurs qui ont le courage de défier avec intelligence le pouvoir et ses tabous. Ils sont pour moi le symbole de la résistance démocratique en Algérie. Là-bas, comme dans l’ensemble du Maghreb, la caricature me semble plus réelle, plus agressive, plus féroce et plus puissante que la caricature française, un peu plate et molle à mon goût. Sans doute parce que nous puisons notre inspiration dans les bas-fonds d’une oralité traditionaliste et moderne à la fois, immergés dans des contextes de violence et d’oppression.
En 2012, Fathy "le fou" a créé le Festival international du dessin de presse, de la caricature et de la satire de l’Estaque. Avec des invités de France, d’Europe, et du Maghreb, l’événement jette une passerelle libertaire entre les deux rives de la Méditerranée, permettant aux dessinateurs du Maghreb de s’exprimer, d’échanger et de s’exposer. Du 17 au 20 septembre à l’Estaque à Marseille, le festival 2015 accueillera 50 dessinateurs du monde entier, sous le signe de la liberté d’expression, la liberté de dessiner et la liberté de rire !
Voir le site du Festival international du dessin de presse, de la caricature et de la satire de l’Estaque
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