Libye, guerre ou paix

Où va l’ex-Jamahiriya ? Les négociations en cours entre factions rivales peuvent-elles faire taire les armes ? Ou faudra-t-il une intervention internationale pour limiter les dégâts, à défaut de rétablir l’ordre ? Le jihadisme, déjà implanté à Derna, peut-il étendre son emprise ? Les questions sur l’avenir du pays se bousculent, mais les scénarios crédibles sont limités.

Un milicien libyen teste sa grenade près de la province de Beni Walid, en juillet 2012 © Manu Brabo/AP/SIPA

Un milicien libyen teste sa grenade près de la province de Beni Walid, en juillet 2012 © Manu Brabo/AP/SIPA

Publié le 30 avril 2015 Lecture : 6 minutes.

En 2011, personne n’a voulu prêter attention aux arguments des opposants à l’intervention occidentale, défendue bec et ongles par un Nicolas Sarkozy pressé d’en découdre avec Mouammar Kadhafi, qui l’avait tant ridiculisé. Les juges diront un jour leur mot s’agissant des accusations de financement illicite de la campagne de 2007 de l’ex-président par les valises de la Jamahiriya, mais la myriade d’affaires qui hypothèquent l’éventuel retour du champion de la droite française masque un oubli : sa responsabilité dans le chaos actuel en Libye.

Ceux qui agitent aujourd’hui le hochet de l’intervention militaire devraient méditer ce précédent désastreux. L’impréparation, un temps recouverte par le triomphalisme à la limite de l’indécence du trio Sarkozy-Cameron-Bernard-Henri Lévy, a logiquement débouché sur un énorme gâchis que les diplomates, à défaut d’avoir pu prévenir, doivent désormais gérer.

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SCÉNARIO 1 Accord politique et gouvernement d’union nationale

Entre la station balnéaire de Skhirat, au Maroc – où se poursuit, depuis début mars, un dialogue entre élus libyens -, Alger (partis et représentants de la société civile), Bruxelles (élus locaux) et maintenant Le Caire (tribus), l’envoyé spécial du secrétaire général de l’ONU, Bernardino León, tisse le réseau de négociations qui devraient permettre, espère-t-il, de remettre la Libye sur les rails de la transition, à ce jour avortée.

Quatre ans après la guerre civile qui a fini par emporter Mouammar Kadhafi et le semblant d’ordre que faisait régner le "Guide", l’ambassadeur León, un vétéran de la diplomatie espagnole et l’un des meilleurs connaisseurs du monde arabe parmi ses homologues européens, ne ménage pas ses efforts. À force d’abnégation, il a réussi à réunir à la même table les représentants de deux camps qui n’acceptaient même pas de se trouver dans la même salle.

La méfiance est-elle pour autant dissipée ? "Les discussions avancent à pas de fourmi, car même ceux qui dialoguent sont soumis à la pression des armes. Les délégués doivent quitter le Maroc à chaque fin de semaine pour aller consulter leur capitale", commente une source proche des négociations en cours.

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Dans l’immédiat, la poursuite des opérations militaires empêche toute conclusion d’un accord politique, même si les paramètres de celui-ci sont désormais connus dans les grandes lignes, à commencer par la formation d’un gouvernement technocratique sous l’autorité du Parlement de Tobrouk, reconnu comme seul légitime par la communauté internationale."Former un gouvernement d’union nationale n’est que le début du chemin pour construire un État démocratique", confirme Mounir el-Akari, chercheur libyen à l’université de Dublin.

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"En cas d’accord politique, il faudra certainement utiliser la force pour désarmer les milices", estime pour sa part Mattia Toaldo, spécialiste de la Libye au Conseil européen des affaires internationales (ECFR). Une force internationale de police, à défaut d’une occupation militaire, écartée pour l’heure par presque tous les observateurs raisonnables ?

Et si, l’armée étant traditionnellement bridée et la police insuffisante pour couvrir le vaste territoire de la Libye, le pays se dotait d’une force de gendarmerie ? C’est l’une des pistes de la coopération sécuritaire possible avec un pouvoir unifié. Cette force devra aussi s’attacher à mieux contrôler les frontières du pays, notamment sa longue façade maritime méditerranéenne.Un accord politique ne résoudra pas comme par magie les problèmes de l’après-Kadhafi, en particulier le dossier sensible des milices, mais c’est un prérequis pour éviter le pire.

SCÉNARIO 2 Opération militaire extérieure

"La Libye n’a que deux choix : le dialogue politique ou la destruction." Dans son français impeccable, l’ambassadeur León a résumé la situation mieux que quiconque. En omettant de spécifier les contours de la seconde hypothèse, il met dans le même sac la poursuite de la guerre entre factions et une possible intervention militaire extérieure. Car le résultat serait sensiblement le même. L’entrée en jeu de puissances étrangères aggraverait le conflit interne.

En réalité, elles sont déjà à l’oeuvre. Derrière l’opération Dignité du général Khalifa Haftar et la contre-offensive de Fajr Libya (autour d’une ossature islamistes-Misrata) se dessine une carte des influences régionales, voire au-delà. Poursuivant leur guerre contre les Frères musulmans, Le Caire et Abou Dhabi ont fait de la Libye un enjeu de leur rivalité avec les soutiens régionaux de la confrérie, notamment la Turquie et le Qatar (le Soudan dans une moindre mesure).

Outre ces pays, des puissances occidentales conduisent en toute discrétion des opérations de forces spéciales. La menace jihadiste, rendue tragique par la décapitation "stylisée" jusqu’à l’atroce de Coptes égyptiens, donne des arguments aux va-t-en-guerre. "Il ne faut pas sous-estimer le risque jihadiste en Libye, met en garde Mattia Toaldo. Le jihadisme est enraciné depuis des décennies, notamment à Derna. Mais attention à la manipulation. Le Caire veut nous faire combattre ses ennemis domestiques sous le couvert de la guerre contre le terrorisme."

L’Italie, premier voisin d’Europe continentale de la Libye, est également très inquiète de la détérioration de la situation sécuritaire. Le scénario catastrophe d’un afflux massif de migrants clandestins conjugué aux menaces de l’État islamique (EI) a placé la marine italienne en État d’alerte. La France affiche dans sa doctrine libyenne une dyarchie qui, si elle est traditionnelle, n’est pas encore tranchée à l’Élysée : le Quai d’Orsay continue de défendre les efforts diplomatiques de León, et la Défense prépare déjà ses plans d’intervention. Dans tous les cas, le scénario d’une guerre-occupation "à l’irakienne" effraie tous les stratèges.

>>> À lire aussi : Libye : fallait-il renverser Khadafi ?

SCÉNARIO 3 Aggravation de la guerre civile

De fait, la poursuite de la guerre civile reste le scénario le plus crédible. La dynamique du conflit, actuellement de basse intensité, est telle que l’on peut légitimement craindre un basculement dans un cercle vicieux. Alors que les révolutionnaires de 2011 étaient estimés à 25 000 combattants, il y a désormais environ 200 000 hommes en armes dans les centaines de milices qui quadrillent la Libye.

La logique de la guerre civile se nourrit d’elle-même. En ce sens, la guerre contre le terrorisme agit comme une prophétie autoréalisatrice. "L’opération Dignité lancée par le général Haftar en mai 2014 a précipité la guerre civile et l’extrême polarisation des deux camps", observe le chercheur Patrick Haimzadeh, auteur d’Au coeur de la Libye de Kadhafi.

Mais réduire l’actuelle guerre à un conflit entre islamistes et nationalistes serait une illusion d’optique. L’étendue des territoires et la prégnance des enjeux locaux dépassent largement l’idéologie, dont on connaît mal la topographie en Libye. La Jamahiriya avait banni les partis politiques, et les législatives de 2012 puis de 2014 n’ont pas fait émerger de blocs partisans.

Sur le terrain, les réalités de la lutte contre l’EI ne "collent" pas avec la polarisation Dignité vs Fajr Libya. La brigade 106 de Misrata, bien qu’alliée aux islamistes, combat l’EI, mais sans l’assumer. De la même façon que les Amazighs du jebel Nefoussa croisent le fer avec Zintan, alliés de Haftar. "Les logiques locales priment souvent les alignements idéologiques", analyse Patrick Haimzadeh.

Désormais, l’enjeu est de préserver les dernières "vraies institutions de l’État libyen" que sont la National Oil Company (NOC) et la banque centrale, restées neutres. L’argent étant le nerf de la guerre, ces administrations ont continué de verser les fonds qui permettent à l’économie de survivre. De source proche de Bernardino León, on estime que les ressources qui entretiennent la guerre seront asséchées avant septembre 2016. En lieu et place, l’économie criminelle, déjà florissante sous Kadhafi aux frontières et dans le Sud, risque de prendre le dessus. Ses ingrédients sont connus : enlèvements, contrebande, trafics de drogue et d’êtres humains…

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