Tunisie : révolution dans la révolution
Quatre ans après la chute de Ben Ali, le pays a réussi sa transition démocratique. Mais sur le plan économique et social, le peuple s’impatiente. Heureusement, les signaux positifs et, surtout, les volontés de réforme se multiplient.
En novembre 2009, avant la chute de Ben Ali, nous décrivions dans ces colonnes les dégâts des prédations qui se dissimulaient derrière l’image d’une Tunisie modèle partout célébrée. En juin 2012, après la révolution, nous redécouvrions un pays et une économie chaotiques, mais dont les fondamentaux laissaient espérer un "printemps" sans trop de casse. Aujourd’hui, en avril 2015, voici la Tunisie sortie grandie de sa transition politique et dotée d’institutions démocratiques après des élections incontestées qui lui valent un gouvernement presque d’union nationale.
Las, l’attentat du musée du Bardo, qui a fait, le 18 mars, 22 morts et une quarantaine de blessés, vient menacer une reprise économique essentielle pour que les Tunisiens croient en la démocratie. Quel pronostic établir pour ce pays blessé ?
Errements
À Tunis, il est de bon ton de critiquer la gestion de la troïka, dominée par Ennahdha, qui a dirigé gouvernement et Assemblée constituante de 2011 à 2014. Ignare en économie, le parti islamiste aurait plongé dans le rouge vif les comptes de l’État, notamment en embauchant à tour de bras des "copains" pas forcément compétents. Saïd Aïdi, le ministre de la Santé, parle de 100 000 fonctionnaires de plus en quatre ans et constate que "l’Administration ne répond plus aussi bien qu’en 2011".
Sans nier ces errements, on peut en faire une lecture moins noire et considérer que le déficit du budget, passé de 1 % du PIB en 2010 à près de 5 % en 2014, a permis de maintenir l’économie tunisienne à flot au moment où l’Europe entrait en crise et où les investissements étrangers se tarissaient. Cette dérive a permis d’éviter que les 19 % de chômeurs (en 2011) et les 38 % de diplômés sans emploi ne provoquent une explosion sociale.
Mais ce n’est pas avec la médiocre moyenne de 1,7 % de croissance annuelle réalisée depuis 2011 qu’il était possible simultanément de créer des emplois, d’éviter une perte de pouvoir d’achat et de réduire le retard des régions pauvres à l’origine de la chute du régime Ben Ali. La Tunisie sort en claudiquant de sa transition politique.
Par la voix de Giorgia Albertin, sa représentante à Tunis, le Fonds monétaire international (FMI) estime que "la Tunisie a su préserver sa stabilité macroéconomique dans un contexte international et régional difficile. Avec une croissance à 2,3 % en 2014, un chômage en léger recul, autour de 15 %, une inflation maîtrisée à 5 %, un déficit budgétaire plus bas qu’attendu, une position de réserves bien au-delà des trois mois d’importation et une politique monétaire prudente, elle est dans une position soutenable".
La région de Gafsa, riches en phosphates, affiche le plus fort taux de diplômés-chômeurs © AFP
À rebours de ce satisfecit, l’impatience est générale. Pas un corps, pas une profession, pas une région qui ne soient exaspérés par l’absence de progrès dans ses conditions de vie. Ce ne sont que grèves (la dernière, toujours en cours, est celle des enseignants), blocages d’usines et revendications musclées pour obtenir des augmentations salariales, des emplois, des routes ou des écoles.
Cet énervement général pourrait finir par miner la confiance en eux-mêmes que les Tunisiens semblaient avoir retrouvée après les élections de 2014. "La révolution a créé des attentes disproportionnées par rapport aux possibilités de l’économie. Les Tunisiens voulaient la liberté : ils l’ont eue. Ils attendaient de la prospérité : c’est plus difficile", conclut le consultant Ikbel Bedoui.
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Pagaille
Il est frappant de constater que les Tunisiens s’inquiètent moins des risques terroristes que de la situation économique et sociale. Certes, ils redoutent que le tourisme ne fasse les frais de l’attentat du Bardo et qu’il perde nombre de ses clients européens. Mais ils savent parfaitement ce qu’il faut faire pour relancer le pays.
D’abord, restaurer l’ordre et les valeurs après la grande pagaille de la révolution. Chacun à sa manière, les deux présidents des confédérations patronales, Wided Bouchamaoui pour l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica) et Tarak Cherif pour la Confédération des entreprises citoyennes de Tunisie (Conect), entendent que le travail redevienne la vertu cardinale des Tunisiens.
Ensuite, ne pas compter sur l’argent de l’État. "La marge budgétaire de la Tunisie est extrêmement faible, constate Thierry Apoteker, président de TAC, un cabinet français spécialisé dans l’évaluation des risques. Elle dispose d’une réserve en devises de plus de trois mois d’importation, ce qui n’est pas critique mais ne permet aucune offensive."
Même constat pour Fadhel Abdelkefi, directeur général de l’intermédiaire boursier Tunisie Valeurs : "Nous avons utilisé nos finances publiques pour tenir le pays pendant quatre ans, et il n’y a plus d’argent public disponible." Il faut en outre lancer des réformes tous azimuts qui rétabliront la confiance des différents acteurs économiques.
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Donc, réforme des règles : "Nous sommes dans l’action pour que les choses changent enfin, se félicite Olfa Soukri, députée Nidaa Tounes, le parti du chef de l’État, Béji Caïd Essebsi. La commission des finances de l’Assemblée travaille sur 18 des 22 projets d’urgence en chantier : code fiscal, loi sur le partenariat public-privé, code des investissements, loi sur la concurrence et les prix, loi sur les faillites, restructuration des banques publiques, etc."
Réforme territoriale ensuite, car les gouvernorats et les municipalités – quand elles existent – n’ont pas de vision de développement. Réforme fiscale également, parce que les riches ne paient pas beaucoup d’impôts et que les entreprises s’y soustraient par le biais du régime forfaitaire. Réforme, aussi, d’un système scolaire et universitaire inadapté aux besoins de l’économie : il y a trop de diplômés du supérieur (80 000) et pas assez d’apprentis (20 000). "On ne peut pas pousser les jeunes vers l’université si l’on n’abandonne pas le low-cost, qui n’est pas en mesure de payer les salaires correspondant à leur formation, analyse Saïd Aïdi. Il nous faut réorienter notre économie vers davantage de valeur ajoutée."
Réforme, enfin, du système des subventions. "Pour combattre une pauvreté difficilement acceptable, pourquoi ne pas supprimer les subventions aux carburants et aux produits alimentaires comme l’huile, les céréales ou le sucre et créer une sorte de revenu minimum pour les plus nécessiteux avec les 6 milliards de dinars [2,6 milliards d’euros] qu’elles ont coûté en 2013 à la Caisse générale de compensation et qui profitent surtout aux riches ? propose Ikbel Bedoui. Même si la classe moyenne serait, au final, la grande perdante…"
Pédagogie
Telle est bien la difficulté : toutes ces réformes heurteront des habitudes et des avantages acquis. Comment venir à bout des conservatismes et éviter des explosions de colère ? "Que le gouvernement soit pédagogue !" s’exclament en choeur Chedly Ayari, le gouverneur de la banque centrale, et Mbarki Bouali, le secrétaire adjoint de l’Union générale tunisienne du travail. "Qu’il ait le courage de dire la situation !" ajoute Wided Bouchamaoui, de l’Utica. "Il faut parler au peuple avec des mots simples et pas avec des sigles ; en comparant le budget de l’État à celui d’une famille et pas en brandissant le PIB", complète Tarak Cherif, de la Conect.
Le moins que l’on puisse dire est que la communication gouvernementale n’a pas encore atteint cet objectif. Depuis l’attentat du Bardo, de nombreuses voix tunisiennes réclament aux pays occidentaux un plan Marshall comparable à celui adopté en 1948 qui a permis de reconstruire l’Europe.
"Vous avez applaudi notre modération et notre démocratie naissante ? répètent-elles. Si vous voulez que nous demeurions un exemple de modernité pour le monde arabo-musulman, aidez-nous à relancer notre économie, afin de dissuader nos gamins d’aller en Libye s’entraîner au maniement des armes. Permettez-nous ainsi de consolider notre démocratie menacée par le terrorisme."
Le secteur du textile génère près de 200 000 emplois qualifiés en Tunisie © AFP
Combien faudrait-il de milliards pour cela ? Béji Caïd Essebsi demande seulement que la promesse faite en 2011 à Deauville par le G8 soit respectée : environ 50 milliards de dinars. Pour Mongi Rahoui, député du Front populaire (opposition) et président de la commission des finances de l’Assemblée, "les besoins de financement équivalent grosso modo au budget annuel : il faut ajouter au déficit budgétaire, de 7 milliards de dinars, 12 milliards de déficit de la balance des paiements, 3,5 milliards de déficit des entreprises publiques, 6 milliards d’intérêts et principal de la dette et 1,2 milliard pour la recapitalisation des banques publiques, soit une trentaine de milliards de dinars".
Un bémol est souvent mis à cette demande : "Si cette manne est destinée à satisfaire les revendications syndicales et à augmenter les salaires des fonctionnaires, elle sera nuisible, critique Ikbel Bedoui. Si elle sert à financer des investissements, alors oui, elle sera la bienvenue."
D’autres – minoritaires – jugent que la Tunisie ne doit pas autant compter sur une aide extérieure. "Les promesses de Deauville, je n’y crois pas, déclare Ridha Ben Mosbah, conseiller chargé des affaires économiques auprès du chef du gouvernement, Habib Essid. "Aide-toi, le ciel t’aidera", dit le proverbe. Faisons repartir l’exploitation des phosphates et réussissons leur montée en gamme dans des engrais sophistiqués ; reprenons l’exploration pétrolière ; développons la culture de la prise de risque pour que l’industrie manufacturière du textile, des composants électroniques, de la pharmacie et de l’agroalimentaire devienne le fer de lance de nos exportations, sans parler des services où nous excellons. L’argent viendra spontanément !"Et de montrer les piles de dossiers de projets divers qui envahissent son bureau.
Malgré la grogne générale et le risque terroriste, c’est cette musique optimiste que l’on retiendra. Parce qu’un petit pays est plus facile à gérer qu’un grand. Parce que l’Europe, qui achète 70 % des exportations tunisiennes, est en train de repartir. Parce que le prix du pétrole est durablement à la baisse. Parce que le dollar est en hausse. Parce que la main-d’oeuvre est éduquée. Parce que l’économie du pays est diversifiée. Et, surtout, parce qu’il n’est pas possible que le peuple tunisien, si avisé en politique, se montre déraisonnable en économie.
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