Caricaturistes, agitateurs d’idées
L’effet thérapeutique de la caricature n’est jamais mieux apparu que dans les pays arabes secoués par les révolutions de 2011. Et demande aux auteurs de jongler avec les conservatismes.
Bienvenue dans le monde des caricaturistes africains
L’attentat contre leurs confrères de Charlie Hebdo en janvier a fortement ému les dessinateurs africains et rappelé à quel point la liberté d’expression pouvait être fragile, bien souvent encore coincée entre tabous, censure et autocensure.
« L’insoutenable condition du caricaturiste arabe », titre un dessin de -Z- exécuté le 12 janvier, dans la foulée du drame de Charlie Hebdo. Un dessinateur se prend la tête d’une main et griffonne de l’autre « Je suis ». En suspens, le crayon hésite. À sa gauche, un imam et un policier arabes menacent tandis qu’un journaliste moustachu, l’air sournois, lui demande : « Oui mais dessineriez-vous le Prophète ? » À sa droite, trois intervieweurs occidentaux le questionnent : « En tant que dessinateur arabe… et musulman… êtes-vous Charlie ? »
Une vignette qui plante un paradoxe rarement évoqué : « En dénonçant l’islam politique en Tunisie, explique -Z-, je suis récupéré en France par les réactionnaires d’extrême droite. » Langage universel, la caricature parle à tous, mais tous ne l’entendent pas de la même oreille. Cinq jours après les marches républicaines qui ont rassemblé des millions de manifestants en France en hommage aux victimes de Charlie Hebdo, la rue musulmane s’est insurgée de Karachi à Nouakchott contre la nouvelle une du journal où le Prophète porte un panneau « Je suis Charlie ».
À Zinder (Niger), quatre manifestants sont tués, le Centre culturel français est incendié. Artiste et journaliste, le dessinateur de presse exagère les traits physiques, satirise les caractères et stéréotype les situations pour mieux les révéler. Sa vocation : la provocation. Mais s’il provoque, c’est pour choquer les consciences, non pour déclencher quelque clash des civilisations. Comme Socrate il est « le taon qui, de jour, ne cesse jamais de vous réveiller, de vous conseiller, de morigéner chacun de vous et que vous trouvez partout, posé près de vous ».
Sur les dessins du Tunisien Tawfiq Omrane, un petit oiseau noir, parfois spectateur goguenard, parfois commentateur acide : « C’est ma mascotte, explique-t-il, une chouette, antique symbole de sagesse pour les uns, porte-malheur pour les politiciens. » Pour son compatriote -Z-, la caricature vise au « choc thérapeutique de sociétés qui vivent des traumatismes dont il pourra peut-être sortir à terme quelque chose de nouveau, de positif ».
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Khalid Gueddar, caricaturiste marocain condamné en 2010 à quatre ans de prison avec sursis et à une lourde amende pour un dessin sur un prince de la famille royale à l’occasion de son mariage, va plus loin : « Il est clair pour moi que j’ai une responsabilité dans la promotion de la liberté d’expression. Soit je la défends jusqu’au bout, soit je lâche l’affaire comme ont fait beaucoup de confrères qui ont accepté de dessiner dans le cadre imposé. Nous devons arracher cette liberté à la pointe de nos crayons, et c’est d’autant plus indispensable dans nos pays où règne encore l’arbitraire que dans des pays démocratiques où la justice protège les libertés. »
« Je suis Charlie » (janvier 2015) © Doaa Eladi (dessinatrice égyptienne)
Éclosion de talents
Le combat quotidien du satiriste se joue sur trois fronts : celui du pouvoir, qui menace à chaque parution jugée offensante ; celui des directeurs de presse, pour qui il est hors de question de franchir la ligne jaune ; celui enfin de la terreur, qui efface dans le sang tout ce qui pourrait contrecarrer ses propres desseins. Pour contourner le premier peloton, l’exil est une solution, la publication dans des médias étrangers en est une autre.
Face aux niet des grandes rédactions, internet est devenu le refuge et le support idéal de diffusions massives. Contre le terrorisme enfin, la dérision ne sera jamais une arme dérisoire, au contraire, mais on n’a pas encore inventé le papier pare-balles… « On ne doit reculer devant rien », disait Wolinski de Charlie Hebdo, comme une devise pour la profession, avant de tomber sous les rafales des frères Kouachi.
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« -Z-, seriez-vous prêt à mourir pour vos dessins et les idées qu’ils portent ? » « Non ! J’ai envie de vivre, moi ! C’est pour cela que je préfère rester anonyme. Je n’ai ni l’étoffe des héros ni les couilles d’un Charb… ». Sexe, foi et régimes forts : les trois lignes jaunes qui dessinent le triangle des Bermudes de la profession. Des tabous prudemment évités par les anciennes générations, qui se cantonnaient souvent à brocarder dans la presse des faits de société ou de politique internationale convenant à la politique extérieure locale.
Otages des rédactions, ils n’ont pas connu, ou bien tardivement, la révolution technologique du dessin en format HTML ni la libération des printemps arabes. Une libération trop souvent éphémère, comme celle du printemps d’Alger de 1988, qui a vu l’éclosion et l’adulation de talents comme Fathy Bourayou ou Ali Dilem avant que les années de sang placent leurs doigts trop impertinents entre le marteau de la répression et l’enclume du fanatisme.
En Tunisie, le plus libéré des pays du printemps arabe de 2011, « bien sûr qu’il y a encore des lignes jaunes, même si elles ont un peu bougé ! rappelle Tawfiq Omrane. Avant la révolution, on pouvait critiquer tout, même la religion, mais pas la politique [Ben Ali et sa famille]. Après la révolution, on peut critiquer tout, même la politique, mais pas la religion ! Un nouveau tabou est né avec la montée en puissance du parti islamiste Ennahdha et l’émergence des groupes jihadistes qui guettent le moindre faux pas commis dans les médias… »
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Au Maroc, Khalid Gueddar constate également que les islamistes du PJD aux manettes du gouvernement ont beaucoup moins d’humour que leurs prédécesseurs de l’Istiqlal, réagissant systématiquement après chaque dessin un peu provocateur. Ce qui ne l’empêche pas de multiplier ses vignettes mordantes contre Benkiki (le Premier ministre, Benkirane) mais aussi contre son opposant socialiste Driss Lachgar.
Espoir
L’effet thérapeutique de la caricature n’est jamais mieux apparu que dans les pays arabes secoués par les révolutions de 2011, et s’est particulièrement illustré en Libye et en Égypte. L’expression libérée a explosé les cadres de la presse conventionnelle, débordé des réseaux sociaux, dépassé les cercles professionnels pour se répandre en insurrections de couleurs sur les murs des villes.
À Benghazi, première cité libérée du joug de Kadhafi, les caricatures du « Guide », tyran toqué aux clownesques touffes de cheveux latérales, ont recouvert les murs, ici affublé de cornes, là égorgé, pendu, tabassé, botté, enchaîné, en singe, en rat, en arbre déraciné, sur un âne… Au Caire, la rue Mohammed-Mahmoud, où 51 manifestants avaient été tués en novembre 2011, est devenue une galerie de street art au coeur de la ville, mêlant caricatures grossières ou habiles au pochoir, tags et autres fresques révolutionnaires.
« Les barrières de béton érigées le long de la rue Mohammed-Mahmoud avaient pour but d’entraver la liberté de réunion. Aujourd’hui, elles sont un moyen d’expression tout nouveau – un exutoire créatif permettant de critiquer les autorités », avait expliqué Hassiba Hadj Sahraoui, d’Amnesty International. Depuis Kafranbel, dans le nord de la Syrie en guerre, un groupe d’activistes continue de présenter chaque vendredi depuis quatre ans une caricature, un peu maladroite mais si percutante, des menaces et des débats du moment.
Rare lueur d’espoir et d’humour dans les ténèbres générées par les troupes d’Assad, les forces de l’anarchie et les hordes jihadistes. Sur le site de Samar Media, qui publie une série d’interviews de caricaturistes du monde arabe, George Bahgory, dessinateur égyptien octogénaire installé à Paris depuis 1970, raconte : « Je dessine pour la joie de la liberté, la joie de m’exprimer dans une nouvelle langue, une langue internationale et connue de tout le monde. »
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Bienvenue dans le monde des caricaturistes africains
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