François Nicoullaud : « L’Iran ne prend pas d’initiatives, il saisit des occasions »
Rapprochement avec les Etats-Unis, rivalité avec l’Arabie saoudite, tensions chiites-sunnites… François Nicoullaud, ancien ambassadeur de France en Iran, décrypte les enjeux de la politique actuelle de la République islamique.
Mis à jour le 4/05 à 10h48.
On le pensait bien "endigué" depuis la révolution islamique de 1979, mais l’Iran est redevenu ces dix dernières années l’acteur incontournable au Moyen-Orient qu’il avait toujours été. Influent à Bagdad, Damas et Beyrouth, le régime de Téhéran soutient également les révolutionnaires bahreïnis et la rébellion houthiste qui a pris le contrôle d’une grande partie du Yémen depuis septembre 2014. Une position de puissance régionale que pourrait lui confirmer une réintégration dans le concert des nations si la République islamique d’Iran (RII) parvenait à s’entendre avec le P5+1 (Etats-Unis, Royaume-Uni, France, Russie, Chine et Allemagne) pour un accord final sur son dossier nucléaire. Ancien ambassadeur à Téhéran, François Nicoullaud se consacre aujourd’hui à l’analyse de la politique internationale, particulièrement autour de l’Iran et du Moyen-Orient. Il décrypte pour J.A. la vision et les motivations du "régime des mollahs".
>> Lire aussi l’interview de l’ambassadeur d’Iran en France, Ali Ahani : "Nous nous sommes toujours défendus et n’avons attaqué quiconque"
Jeune Afrique : Selon vous, que veut l’Iran ?
François Nicoullaud : Que veut son régime ? Celui-ci est partagé entre deux pulsions contradictoires. La première est de répandre sa vision de la révolution islamique sur l’ensemble du monde musulman et si possible sur le monde entier. Il est assez intéressant à ce titre de voir que le Guide suprême n’est pas le guide suprême de l’Iran mais celui de la révolution islamique. En principe il a mandat pour diffuser la foi islamique dans l’ensemble de l’oumma. C’est un peu un rêve parce qu’ils n’y sont jamais arrivés mais toutes les révolutions ont un côté prosélyte comparable, un message universel comme ceux portés par la révolution française, la révolution soviétique etc. Et c’est pour cela que la RII a créé des Hezbollah un peu comme la révolution française a créé des partis jacobins et la soviétique des partis communistes. Cela a plus ou moins bien marché : il n’y a qu’un Hezbollah, celui du Liban, qui a vraiment fonctionné mais au départ il y en avait un peu partout, qui existent d’ailleurs toujours sur le papier, dans la péninsule arabique, etc.
Et la deuxième pulsion ?
Il s’agit de la défense des intérêts du régime qui dicte la prudence, avec pour but d’éviter que les flammes de tous les conflits environnants ne viennent lécher de trop près les pieds du régime pour le déstabiliser. Lorsqu’on lit les déclarations, on trouve un peu la trace de ces deux pulsions à la fois. Je ne crois pas en tous les cas qu’il y ait chez les Iraniens une volonté de restaurer la grandeur perse, l’Iran ne s’est jamais lancé dans des guerres de conquête depuis le 18e siècle. La seule petite expédition effectuée au 19e siècle a été pour tenter de s’emparer d’Hérat en Afghanistan, mais il faut reconnaître que cette cité était un peu considérée comme l’a été la Belgique par la France, comme une partie de l’Iran – ce qui n’est pas tout à fait faux, cette partie de l’Afghanistan ayant été le berceau de la civilisation iranienne, là où la langue perse a été préservée au moment où la langue arabe était sur le point d’envahir toute la région.
La fracture chiites-sunnites ne conduit pas à un affrontement spontané, mais il est instrumentalisé par des États.
Comment interpréter la présence des pasdarans en Irak et en Syrie, l’instrumentalisation du Hezbollah libanais voire des Houthistes au Yémen ?
C’est une volonté d’exercer une influence dans une région que les Iraniens considèrent comme légitime puisqu’il y a un lien avec les chiites d’Irak. La Syrie, c’est un peu différent parce que présenter les alaouites comme chiite est un peu tiré par les cheveux, mais il y a une alliance objective qui existe depuis le temps de Hafez, père de Bachar el-Assad, et qui s’est beaucoup renforcée. Hafez était beaucoup plus prudent que Bachar, qui s’est placé entre les mains des Iraniens, mais il n’avait pas le choix pour survivre. Et les iraniens veulent certainement préserver la continuité qu’ils avaient à travers la Syrie vers le Hezbollah et le Liban, c’était important pour eux, mais aussi combattre ce qui leur apparaît comme un extrémisme sunnite qui s’est récemment installé de Mossoul à Lattaquié et dont ils se méfient beaucoup.
Cette volonté d’influence grandissante est-elle une réaction à l’influence croissante du wahhabisme saoudien dans la région?
C’est vrai qu’il y a une compétition, mais qui a commencé ? C’est un peu la question de l’œuf et de la poule… Deux choses importent. La première c’est que si les wahhabites considèrent les chiites vraiment comme des infidèles, des mécréants sur le plan religieux, les chiites n’ont pas de rejet pour les sunnites. Pour eux, enfin tel qu’ils présentent les choses, il n’y a pas de différences sectaires, ce sont plutôt des différences de rites : le chiisme est un rite de plus dans l’islam. Les chiites ne tracent pas une ligne d’exclusion et ne disent pas du tout que les sunnites sont des mécréants, cela ne leur viendrait pas à l’esprit et ils considèrent que les sunnites sont de bons musulmans. Ils peuvent considérer, certes, qu’eux-mêmes, les chiites, pratiquent un rite un peu plus intelligent, plus ouvert sur le monde…
La République islamique a un peu verrouillé tout cela, mais cette tradition d’effervescence intellectuelle reste vivante malgré tout dans pas mal d’endroits en Iran et même aussi en Irak, avec des gens comme Ali Sistani et d’autres ayatollahs de grande qualité. La deuxième chose c’est que cette fracture chiites-sunnites ne conduit pas à un affrontement spontané, mais il est instrumentalisé par des États. Si ceux-ci ne soufflaient pas sur les braises, pour des raisons de politique internationale, de volonté de puissance ou de prise d’influence, les sunnites et les chiites à mon avis, sauf incidents ponctuels, cohabiteraient tout à fait pacifiquement ensemble comme ils n’ont fait pendant longtemps en Irak par exemple.
Ces deux pulsions contradictoires, d’expansion de la révolution et de défense des intérêts nationaux, sont-elles le fait unanime de la RII ou y a-t-il des tiraillements entre conservateurs et réformateurs sur ces points ?
Il y a effectivement des variations de sensibilité selon les milieux. Les milieux modérés et réformateurs ont complètement abandonné le côté prosélyte depuis l’époque Khatami. Il reste un noyau dur d’idéologues, de néo-conservateurs qui se raccrochent toujours à cette vision-là. Un certain nombre y croient à moitié et cela fait partie de la rhétorique. Mais si l’on écoute les discours du Guide, c’est davantage l’Iran environné d’ennemis que l’Iran à la conquête du monde. La mentalité actuelle, c’est de se défendre contre tous les gens qui veulent détruire la république islamique plutôt que de conquérir de nouvelles influences.
Cette extension de son influence serait donc plutôt une façon de se constituer un glacis protecteur…
Tout à fait oui. Elle aboutit, non à prendre des initiatives mais à saisir des occasions. Ce n’est pas l’Iran qui a créé les Houthis, qui constituent un mouvement profondément endogène et auraient existé sans les Iraniens. Ces derniers ont peut-être donné des conseils tactiques, et les ont notamment alimenté en argent et en armes mais pas plus que les Saoudiens n’alimentaient eux les factions adverses. Ce n’est pas eux qui ont créé les chaos syrien et iranien, mais à partir du moment où il y avait des situations déstabilisantes y compris pour eux-mêmes, ils éprouvaient le besoin d’intervenir et par là même d’étendre leur influence.
Obama aura en effet eu de la suite dans les idées depuis sa campagne électorale de 2008 quand il a dit qu’il fallait engager un effort en direction de l’Iran.
Ces actions ne dépassent-elles pas leurs moyens ?
C’est ce qu’on dit quelques fois, que l’Iran risque d’en faire trop, qu’il pourrait se fatiguer, s’user. C’est possible. Le soutien à Assad doit leur coûter cher, le Hezbollah et l’aide aux Irakiens et aux Palestiniens également. Les Houthis représentent un investissement beaucoup plus léger. Mais pour le moment, bien qu’ils aient aussi des problèmes de gestion économique dus aux sanctions, ils tiennent à peu près le coup : on ne les sent pas au bord du gouffre.
Côté américain, doit-on ce rapprochement à la volonté d’Obama de laisser sa griffe diplomatique ?
Obama aura en effet eu de la suite dans les idées depuis sa campagne électorale de 2008 quand il a dit qu’il fallait engager un effort en direction de l’Iran. En 2009, cet effort a été entravé parce que l’Iran a été pris dans la tourmente du mouvement vert et de la répression du mouvement vert. Il avait essayé de faire quelques avancées au printemps 2009 mais avait été très freiné par Hilary Clinton. Puis il a choisi Kerry, un Secrétaire d’État beaucoup plus proche de ses vues et il a pu, en tandem avec lui, aller jusqu’au bout de sa vision des choses, reprendre contact avec l’Iran, des contacts secrets grâce à Oman et faire les choix difficiles qui permettaient d’ouvrir une négociation sérieuse. Renoncer en particulier à obtenir, conformément à la doctrine américaine, le "regime change" et reconnaître la légitimité du programme nucléaire civil iranien. À partir du moment où il faisait ce choix, le terrain s’ouvrait et il était possible de négocier.
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