Ces traders africains qui comptent

Ils ont su se faire une place dans un secteur traditionnellement dominé par les géants internationaux. Portraits de golden boys souvent très bien connectés.

Tonye Cole, Willy Etoka,Ibrahim Fondio et Lucien Ebata. © Montage JA

Tonye Cole, Willy Etoka,Ibrahim Fondio et Lucien Ebata. © Montage JA

ProfilAuteur_ChristopheLeBec

Publié le 11 mai 2015 Lecture : 12 minutes.

Ils sont au coeur de l’industrie pétrolière. Ils animent les marchés, font le lien entre les producteurs de brut, les raffineurs et les distributeurs de produits raffinés. Ce sont les négociants. Avec près de 9 millions de barils de brut produits chaque jour et un déficit en carburants (essence, pétrole, kérosène) qui atteindra 2,5 millions de barils quotidiens dans les dix prochaines années, l’Afrique est leur continent de prédilection. Notamment pour les produits raffinés : « Les marges y sont plus élevées, la croissance de la demande est forte – de 5 % à 10 % par an – et la capacité de raffinage décline », énumère le trader ivoirien Charles Thiemele, qui monte actuellement le bureau Afrique de la société de négoce AOT Trading, basée à Zoug, en Suisse.

Poignée

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Depuis des décennies, les géants internationaux du secteur, Glencore, Trafigura, Vitol, Mercuria et Oryx Energies, pilotés et détenus par des Européens, occupent une position dominante sur le continent. Et, même confrontés à la chute du prix du brut depuis l’année dernière, ces mastodontes conservent de hauts niveaux de rentabilité grâce aux marges confortables qu’ils prélèvent. Toutefois, au cours des dix dernières années, une poignée de sociétés fondées par des professionnels africains sont parvenues à percer. Et ont installé, pour la plupart, des bureaux à Genève, un lieu incontournable du trading pétrolier africain pour ses banques, son multilinguisme et sa discrétion.

Les États francophones hésitent encore à traiter avec les entrepreneurs nationaux.

« Les premiers groupes sont venus du Nigeria. Les plus performants, Sahara Group, Oando et Taleveras, actifs dans la production ou la distribution dans leur pays et soutenus par Abuja, ont implanté en Suisse des bureaux de négoce », raconte le Sénégalais Mohamed Ndao, ancien employé de Total et d’Oryx, aujourd’hui à la fois trader chez Mezcor et à la tête d’Okapi, une petite société active en RD Congo.

« Désormais, Sahara Group se positionne de plus en plus face à nous sur les grands appels d’offres, pas uniquement en Afrique de l’Ouest, mais également dans l’Est, sur des contrats d’approvisionnement de produits raffinés, en Tanzanie notamment », observe, admiratif, un autre Sénégalais, Moussa Diao, responsable du bureau Afrique occidentale chez Oryx Energies, fondé par le tycoon égypto-suisse Jean-Claude Gandur.

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Proximité

Des sociétés de trading plus petites ont également émergé en Afrique francophone, spécialisées dans l’approvisionnement ou l’export de produits raffinés vers un seul pays. Et souvent connectées aux milieux politiques. L’affaire Philia, du nom d’une société fondée à Genève en 2012 par le Gabonais Jean-Philippe Amvame, qui a récemment défrayé la chronique, en est un exemple : un rapport de l’ONG suisse La Déclaration de Berne publié en mars 2015 dénonçait les conditions avantageuses du contrat d’exportation que cette entreprise avait conclu avec les raffineries du Congo. Du fait, selon l’organisation, de ses relations avec Denis Christel Sassou Nguesso, le fils du président. Des accusations réfutées par Philia, qui affirme avoir gagné un appel d’offres en bonne et due forme, sans toutefois en apporter la preuve.

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Cet épisode rappelle les débuts du Béninois Samuel Dossou-Aworet, personnage controversé en raison de sa proximité avec feu le président gabonais Omar Bongo Ondimba, dont il était le conseiller énergie. Considéré comme le « doyen » des traders subsahariens, il a monté dans les années 1990 à Genève le premier bureau de trading piloté par un Africain francophone, pour le compte de sa société, Petrolin. Mais d’après ses confrères africains, son modèle n’est plus aujourd’hui celui à suivre.

« Je ne fais pas le même métier que lui ! On n’écoule plus des cargaisons de brut juste en passant des coups de téléphone », estime l’un d’eux. « Le secteur est devenu tellement technique, avec des instruments de couverture du risque extrêmement complexes, que des bonnes relations avec le monde politique ne suffisent plus », estime le Nigérian Laoye Abiola, responsable Afrique chez Mercuria. « Pour tenir, il faut du volume – au-delà de 1 million de tonnes de produits pétroliers par jour. Et le soutien de grandes banques disposant d’une expertise en la matière, en Suisse et à Londres », estime Moussa Diao, d’Oryx Energies. Au Nigeria, United Bank for Africa (UBA), First Bank of Nigeria, Ecobank, Zenith Bank ou encore Diamond Bank ont progressé dans les services qu’elles offrent aux traders, même si ceux-ci sont encore plus coûteux qu’en Europe.

Écuries

« Un certain nombre de professionnels africains se sont formés aux différents métiers du trading, principalement chez Total et chez Oryx Energies, les deux principales écuries pour l’Afrique francophone », note Mohamed Ndao. « Mais seuls quelques rares entrepreneurs ont sauté le pas et fondé leur propre société, comme Ibrahim Fondio, un ancien de Vitol, qui dirige La Chorale, basée à Abidjan », observe l’Ivoirien Charles Thiemele. Autre exemple à suivre, selon Mohamed Ndao : la Société africaine de recherche pétrolière et de distribution (SARPD Oil), fondée par l’ambitieux Congolais Claude Wilfried Etoka, installé à Rabat. Celle-ci assure l’approvisionnement de 60 % du marché congolais du carburant et a implanté récemment un bureau de trading à Genève pour se diversifier tant sur le plan géographique que sur celui des produits.

« Pour que des groupes de négoce pétrolier originaires d’Afrique francophone suivent le même chemin que leurs concurrents nigérians, qui commencent aujourd’hui à compter dans le milieu, il leur faudrait un soutien fort de leurs gouvernements, notamment pour qu’ils disposent d’un accès privilégié au pétrole brut ou aux contrats pour les produits raffinés, estime Charles Thiemele. Or les États francophones préfèrent pour le moment traiter avec les géants comme Glencore, Vitol et Trafigura plutôt que d’appuyer des traders de leurs pays compétents et ayant fait leurs armes. »

Le négociant ivoirien avoue avoir mis en veille les activités de sa propre société, Damalex, fondée en 2007, pour rejoindre AOT Trading, faute d’avoir réussi à se faire une place face aux géants suisses ou britanniques. Mais pour les spécialistes du secteur, les talentueux traders originaires du continent constituent aujourd’hui un véritable vivier, et le développement de groupes africains n’est plus qu’une question de temps.

« Willy » Etoka – L’incontournable 

À 46 ans, Claude Wilfried Etoka compte parmi les traders pétroliers africains les plus actifs. Fils d’un fonctionnaire du Congo, « Willy », comme l’appellent ses proches, débute dans le secteur du négoce au milieu des années 1990 en important des pneus via sa société Delta Marine. Puis en 2004, il se lance dans le commerce des produits pétroliers avec la création de la Société africaine de recherche pétrolière et de distribution (SARPD Oil).

Active dans la plupart des pays d’Afrique subsaharienne francophone, sa société dispose de deux bureaux : l’un à Genève, où sont réalisées les opérations de trading, pilotées par le Marocain Farouk Belhadj, et l’autre à Rabat, où sont basées les équipes commerciales et marketing. C’est d’ailleurs dans la capitale du royaume chérifien que l’homme d’affaires a choisi, dès 2008, de vivre avec sa femme et ses huit enfants, dans une belle villa. « Pour assister à des réunions à Paris, à Londres ou à Genève, je n’ai que deux à trois heures de vol. Je peux ainsi traiter mes affaires et revenir dans la journée », confie-t-il. Cette situation lui permet également de diversifier géographiquement ses activités, au-delà du Congo. « Si le régime des changes était totalement libre au Maroc, je fermerais le bureau de Genève et déplacerais toutes mes activités dans ce pays », affirme-t-il. SARDP Oil, dont Willy Etoka est le PDG et l’actionnaire unique, s’est développé progressivement.

« Mon premier contrat avec l’État congolais portait sur une livraison de 500 tonnes de produits raffinés. C’était en février 2004. Cette quantité ne couvrait même pas les besoins du pays pour deux jours. Je suis passé ensuite à une semaine de consommation nationale, puis à vingt jours… Aujourd’hui, ma société détient 60 % de part de marché du pétrole raffiné importé au Congo », indique-t-il, pas peu fier. Le chiffre d’affaires annuel de SARPD Oil s’élève à 1 milliard de dollars (environ 930 millions d’euros) pour un bénéfice net de 50 millions de dollars. Une prouesse rendue possible grâce aux lignes de financement ouvertes d’abord par des banques africaines comme le groupe gabonais BGFI, puis par des établissements internationaux comme les français BNP et Société générale ou encore le néerlandais ING.

Pour ses détracteurs, la réussite fulgurante de Willy Etoka, agronome formé à Brazzaville, s’explique avant tout par « ses liens étroits » avec le président congolais Denis Sassou Nguesso et son fils Denis Christel. Une accusation que l’intéressé nie en bloc. « J’ai des liens d’amitié avec la famille Nguesso, c’est certain. Mais aucune relation d’affaires. J’ai démarré mon commerce sous Pascal Lissouba. Quand le président actuel est revenu au pouvoir, on a simplement poursuivi notre développement », assure-t-il. Présentant déjà sa société comme le cinquième trader pétrolier de l’Afrique francophone après Vitol, Glencore, Trafigura et Mercuria, Willy Etoka a pour ambition de devenir leader du secteur d’ici à 2025.

Tonye Cole, Tope Shonubi et Ade Odunsi – Les pionniers

Pour les professionnels africains, Sahara Group est l’exemple à suivre en matière de négoce.
« Cette société fondée à Lagos en 1996 par le trio Tonye Cole [l’architecte], Tope Sonubi [le gestionnaire] et Ade Odunsi [le comptable] est aujourd’hui devenu « un poids moyen » du secteur, juste derrière les grands comme Glencore, Trafigura et Vitol », estime l’Ivoirien Charles Thiemele, qui en a été membre.

Avec un bureau installé à Genève dès 1998, le groupe s’est d’abord spécialisé sur le seul négoce – de brut et de produits raffinés. Et il est sorti plus vite du Nigeria que ses principaux concurrents locaux, Taleveras et Oando, en implantant des bureaux de commercialisation de produits raffinés au Ghana puis en Côte d’Ivoire et en Angola. Son bureau suisse est aujourd’hui piloté par Yomi Benson, formé à l’Imperial College de Londres, une figure dans le milieu, qui passe son temps à voyager pour faire avancer les « deals ».

Il peut s’appuyer sur des bureaux à Dubaï ainsi qu’à Singapour pour être au plus près de ses nouveaux clients. Si Sahara Group (8,8 milliards d’euros de chiffres d’affaires en 2012) développe toujours ses activités de négoce pétrolier, il se diversifie aussi dans le secteur porteur de la production et de la distribution d’électricité au Nigeria.

Ibrahim Fondio – Le nouveau venu 

Ingénieur formé à l’Institut français du pétrole, Ibrahim Fondio s’est vite intéressé au négoce.
« C’est là, à la croisée des besoins des différents acteurs – raffineries, distributeurs et négociants – que je me sens le plus à l’aise, explique ce trader ivoirien. Auparavant, j’ai eu l’occasion d’être membre de chacune de ces parties prenantes du secteur pétrolier, j’arrive donc à me mettre à leur place et à négocier des deals. »

Passé par la Société ivoirienne de raffinage (SIR) puis par le fournisseur de services Schlumberger, il a fait ses classes de trader chez le géant Vitol, où il a pris en charge le développement commercial de la région Afrique de l’Ouest.

À 40 ans, Ibrahim Fondio est aujourd’hui son propre patron, à la tête de La Chorale, fondée en 2012 à Abidjan avec ses associés, Emmanuel Forson, ex-membre de la Banque africaine de développement, et le financier Hervé Ndoba. Et il se présente comme un trader « complet ». « Je travaille aussi bien avec la Côte d’Ivoire, où j’ai des clients tels que la SIR, qu’avec l’Afrique du Sud et le distributeur Engen. Nous nous positionnons tant sur la commercialisation de brut nous en avons écoulé 360 000 barils en 2014 – que sur les produits raffinés – 50 000 tonnes », explique-t-il.

Prochaine étape pour La Chorale, qui affiche 80 millions de dollars (environ 75 millions d’euros) de chiffre d’affaires : l’implantation mi-2015 d’un bureau de trading à Dubaï, où il existe selon lui des opportunités de financement à moindre coût auprès des banques du Golfe.

Lucien Ebata – Le touche-à-tout 

Avocat de formation passé par Cuba et le Canada, le Congolais Lucien Ebata, 46 ans, a fondé Orion Oil en 2004, une société de négoce implantée à Brazzaville, Kinshasa et Genève. D’abord actif dans l’importation de produits raffinés à Brazzaville via la RD Congo, il s’est lancé en 2013 dans la vente de cargaisons de brut négocié auprès de la Société nationale des pétroles du Congo (SNPC), en association avec Ecobank Capital, qui lui a fourni un préfinancement de 500 millions de dollars (367 millions d’euros).

Très proche des cercles du pouvoir à Brazzaville, et en particulier de Denis Gokana, président du conseil d’administration de la SNPC et « Monsieur Pétrole » du président Sassou Nguesso, Lucien Ebata reste concentré sur son pays d’origine, à la différence de son compatriote « Willy » Etoka, davantage tourné vers l’international. « Il est très intelligent, il connaît toutes les ficelles du métier de trader, mais il a du mal à structurer ses activités et à déléguer », note un professionnel qui l’a côtoyé. Les traders interrogés à Genève avouent d’ailleurs ne pas connaître les membres du petit bureau qu’il a implanté au bord du lac Léman pour développer ses affaires.

Et la RD Congo, où il a connu quelques déboires avec l’administration fiscale, est pour lui plus un pays de transit qu’une zone de commercialisation. Orion Oil annonce vendre chaque mois 5 millions de barils et 100 000 tonnes de produits raffinés, pour un chiffre d’affaires annuel tournant autour de 1,1 milliard de dollars (1 milliard d’euros). À côté du négoce, le Congolais touche-à-tout a par ailleurs lancé la version du magazine américain Forbes pour l’Afrique francophone.

Abdoulaye Diao – L’importateur en chef

Cet ingénieur des pétroles a fait du chemin depuis son passage au ministère sénégalais de l’Énergie, dans les années 1970. Cofondateur à Dakar en 1987 de l’International Trading Oil and Commodities (Itoc), dont il est le président, Abdoulaye « Baba » Diao est considéré comme l’une des plus grosses fortunes de son pays. Avec un chiffre d’affaires de plus de 323 millions de dollars (244 millions d’euros) en 2012, sa société de négoce de pétrole brut et de produits raffinés est l’un des principaux fournisseurs de la Société africaine de raffinage (SAR) et de la Société nationale d’électricité du Sénégal (Senelec). Abdoulaye a eu des démêlés avec le pouvoir.

En 2011, un bras de fer avec Karim Wade, le ministre de l’Énergie, a conduit le patron d’Itoc à bloquer pendant plusieurs semaines un tanker chargé de 33 000 tonnes de fuel destinées à la Senelec pour cause de défaut de paiement d’une précédente livraison. Et l’année suivante, au lendemain de sa défaite électorale, l’ex-président Abdoulaye Wade a pris pour prétexte la présence dans l’actionnariat d’Itoc de son opposant, Moustapha Niasse (qui allait devenir président de l’Assemblée nationale), pour accuser l’entreprise du détournement d’une cargaison de pétrole nigérian destinée au Sénégal. Ce qu’Abdoulaye Diao a sèchement démenti. Depuis 2012, cet homme d’affaires discret a normalisé ses relations avec les autorités. Il a été nommé conseiller spécial chargé de l’énergie par Macky Sall, lui-même ancien directeur général de la Société des pétroles du Sénégal (Petrosen).


Samuel Dossou-Aworet – Le doyen

C’est le président Omar Bongo Ondimba qui a lancé la carrière de cet ingénieur béninois devenu gabonais. En 1977, il le propulse à la tête de la Direction générale des hydrocarbures, à Libreville. Fort de cette position, il est l’un des premiers Africains à évoluer dans l’univers du négoce pétrolier, monopolisé par les grandes maisons suisses. Il se lance d’ailleurs à son compte et fonde en 1992 la société Petrolin, active dans la revente de la part étatique de la production de brut gabonais.

Parallèlement, il reste le conseiller spécial d’Omar Bongo Ondimba sur les questions pétrolières. Un mélange des genres critiqué, mais il n’en a cure. Évincé du négoce gabonais par le géant Vitol au début des années 2000, Samuel Dossou-Aworet est désormais davantage consultant et investisseur que négociant. À 71 ans, le doyen africain du secteur conseille les gouvernements mauritanien, gabonais, équato-guinéen et sénégalais, ainsi que des compagnies pétrolières. Petrolin revendique un chiffre d’affaires de plus de 1 milliard de dollars en 2013 (726 millions d’euros), avec une présence dans treize pays africains, et se diversifie dans les domaines de l’exploration pétrolière et minière ainsi que dans les infrastructures.

Par Christophe Le Bec, envoyé spécial à Genève

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