Maroc : Al Akhawayn, une fac pas comme les autres
Un campus niché dans le Moyen Atlas, un enseignement dispensé en anglais, un statut public mais une gestion autonome… Organisée selon le modèle américain, l’université Al Akhawayn est unique en son genre.
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Nous sommes le 19 décembre 1989, le Maroc vit l’une des crises écologiques les plus graves de son histoire. Le pétrolier iranien Kharg-5 explose dans l’Atlantique, à 200 km au large de Safi. Plus de 70 000 tonnes de brut se déversent dans les eaux du royaume. Pour venir à bout de cette marée noire, la coopération internationale s’organise. Des experts américains, britanniques, français, espagnols, néerlandais sont dépêchés pour aider à dépolluer les côtes marocaines. Le roi Fahd d’Arabie saoudite, grand ami de Hassan II, participe aussi à l’effort international et envoie un chèque de 50 millions de dollars.
Finalement, la catastrophe tant redoutée est évitée de justesse grâce à des vents cléments qui repoussent la marée noire vers le large. Le roi souffle, mais se retrouve avec un don saoudien sur les bras. Celui-ci servira à la réalisation d’un projet remontant aux années 1970 et auquel il tenait particulièrement : la création d’une université américaine au Maroc. Ce sera l’université Al Akhawayn, dont le nom – « les deux frères » – fait référence aux monarques marocain et saoudien.
Forêt de cèdres
Au début, la ville candidate était Tanger, du fait notamment de sa proximité avec l’Europe. Mais vingt ans plus tard, le choix se porte sur Ifrane. Nichée au coeur du Moyen Atlas, à 1 700 m d’altitude, cette ville de 30 000 habitants est surnommée « la petite Suisse du Maroc » pour son climat, sa propreté et son urbanisme à l’européenne. Une architecture pensée en 1928 par Eirik Labonne, secrétaire général du protectorat français au Maroc, qui voulait en faire un centre de villégiature estivale pour les colons.
Après l’indépendance, Ifrane sera l’une des destinations préférées de Hassan II, qui y construira un très beau château… avant de décider d’installer son université américaine au milieu de la forêt de cèdres. Créée par dahir royal en 1993, elle sera inaugurée en janvier 1995 par Hassan II en présence de grandes personnalités politiques et économiques, dont Abdallah d’Arabie saoudite, alors prince héritier, et Yasser Arafat. Elle jouit depuis d’un statut spécial, unique au Maroc. Le roi voulait quelque chose de différent, de nouveau. Si la langue de l’enseignement dans toutes les universités du royaume est le français, pour Al Akhawayn, ce sera l’anglais. Mais ce n’est pas tout : « Nous avons opté dès le départ pour un système résidentiel, à l’américaine, avec un enseignement très large organisé en semestres, explique Driss Ouaouicha, le président de l’université. Notre modèle assure en même temps une formation générale et un enseignement pointu dans des spécialités telles que l’ingénierie informatique, les énergies renouvelables, le management, les sciences humaines ou encore les relations internationales. »
« La spécificité d’Al Akhawayn, c’est l’ouverture à tous les domaines, complète Rhizlane Hammoud, professeure de comptabilité et de microéconomie. Par exemple, un étudiant de notre School of Business Administration doit suivre en parallèle des matières distinctes de sa spécialité, comme l’histoire, la littérature, la géopolitique, les sciences sociales… » Le professeur Eric Ross, venu du Canada en 1997 pour enseigner sa matière de spécialité – la géographie en Afrique subsaharienne musulmane -, confirme : « J’ai eu des étudiants en géographie qui travaillent aujourd’hui dans la banque. Notre mission, c’est de sortir des profils qui maîtrisent leur domaine de spécialité, mais qui sont ouverts à toutes les disciplines, qui ont une culture générale assez poussée pour pouvoir s’adapter au monde d’aujourd’hui. »
Élèves princiers
Ce modèle avant-gardiste n’a pas manqué de séduire la bourgeoisie et la classe moyenne supérieure. Les étudiants des premières promotions sont pratiquement tous des fils de notables, d’hommes d’affaires, de personnalités politiques, voire de la famille royale. Le plus célèbre d’entre eux n’est autre que le prince Moulay Ismaïl, cousin du roi Mohammed VI et frère du fameux prince rouge, Moulay Hicham.
« Nous avons reçu ici plusieurs princes, dont Moulay Driss, fils de Lalla Meryem [soeur de Mohammed VI], et le petit-fils de Lalla Aïcha [soeur de Hassan II] », confie Driss Ouaouicha. Des étudiants au sang royal qui ont côtoyé les fils du « peuple » sur le campus, au restaurant universitaire, sans traitement différencié. « C’est une occasion pour eux de se sentir à l’aise, d’être eux-mêmes, assure le président de l’université. Inversement, côtoyer des princes est aussi une expérience enrichissante pour nos étudiants. »
La gestion et le mode de gouvernance d’Al Akhawayn sont aussi uniques en leur genre. Université publique selon ses statuts fondateurs, elle est gérée comme une affaire privée, mais sans la moindre obligation de résultats financiers. « Al Akhawayn est une université à but non lucratif, précise Driss Ouaouicha. Notre objectif à la fin de l’année est d’équilibrer nos comptes. On n’a pas d’actionnaires à qui on doit distribuer des dividendes, ce qui nous permet de nous concentrer sur l’essentiel : la formation. »
Nommé par le roi, le président de l’université rend compte directement à un conseil administration présidé par un chancelier, Abdellatif Jouahri (gouverneur de Bank Al-Maghrib), et composé de 32 membres qui viennent d’horizons divers : conseillers royaux, ministres et hommes d’affaires, comme Miriem Bensalah Chaqroun, présidente de la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM), Mohamed El Kettani (Attijariwafa Bank), Mostafa Terrab (groupe OCP), Abdeslam Ahizoune (Maroc Télécom) et Driss Benhima (Royal Air Maroc). « Ce conseil se réunit deux fois par an pour examiner la bonne marche de l’université et voter les décisions stratégiques soumises par le management. Ses membres sont un peu les garants du devenir de l’université et ne touchent pour cela aucun jeton de présence », note Driss Ouaouicha.
Bourses de mérite
Dotée d’un budget annuel de 200 millions de dirhams (près de 19 millions d’euros), l’université parvient à boucler son budget sans forcément faire appel aux subventions publiques. Et ce malgré un déficit de 25 000 dirhams accusé sur chaque étudiant. « Pour sa formation, sa résidence et sa restauration, un étudiant nous coûte 130 000 dirhams, alors que l’année est facturée 105 000 dirhams. Ce déficit est comblé par les autres activités de l’université, comme la formation continue des cadres et la location de nos bâtiments pour des conférences ou des événements sportifs », explique le président.
Toutefois, l’État verse chaque année 25 millions de dirhams à l’université, réservés aux bourses de mérite et aux aides financières allouées aux étudiants des classes défavorisées. « Sur les 2 130 étudiants de l’université, nous comptons actuellement 640 boursiers, et ce grâce à cette contribution étatique », précise Driss Ouaouicha. L’excellence n’est pas l’apanage des princes…
Par Mehdi Michbal, envoyé spécial à Ifrane
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