Esclavage : l’amnésie française

François Hollande devait se rendre en Guadeloupe le 10 mai, à l’occasion de la journée nationale commémorant l’abolition de la traite négrière et de ses suites funestes. Un louable effort de mémoire qui suscite encore bien des résistances

La statut symbolisant la libération de l’esclavage à Gorée près de Dakar. © AFP

La statut symbolisant la libération de l’esclavage à Gorée près de Dakar. © AFP

Publié le 11 mai 2015 Lecture : 5 minutes.

10 mai 2014. Le jardin du Luxembourg, à Paris, a des allures de camp retranché. Loin de la foule, devant un maigre parterre d’invités, François Hollande préside la cérémonie organisée à l’occasion de la Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions.

Un an plus tard, le décor et l’ambiance changent. À Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe, le chef de l’État s’apprête à inaugurer en grande pompe le Mémorial ACTe, le plus ambitieux lieu de mémoire jamais consacré à l’esclavage.

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Fin du malaise généralement provoqué par cette question en France ? Pas si sûr. Après quatre assignations contre l’État français, Louis-Georges Tin, président du Conseil représentatif des associations noires (Cran), devait annoncer le 9 mai son intention d’assigner en justice – pour crime contre l’humanité – le baron Ernest-Antoine Seillière, héritier d’une grande famille de sidérurgistes (les Wendel), ex-patron des patrons français (1998-2005) et actuel propriétaire de plusieurs banques.

Il estime que la fortune de l’industriel lui vient en grande partie de l’esclavage : un de ses ancêtres ne possédait-il pas 1 400 esclaves, trois plantations et plusieurs bateaux négriers ? Plus grave, sa famille a bénéficié des indemnités versées à la France par Haïti à titre de dédommagement après l’abolition de l’esclavage.

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Tin déclare donc ouverte "la chasse aux anciens propriétaires". Il entend obtenir pour les familles haïtiennes une indemnisation sous la forme de bourses d’études ou de financements de projets. Bien sûr, la France n’aborde la question qu’avec d’infinies réticences.

"C’est d’abord parce qu’il s’agit d’une question juridiquement très épineuse, même s’il est vrai que François Hollande y a opposé une fin de non-recevoir", estime l’historienne Catherine Coquery-Vidrovitch. Quand en 2012 le Cran a pour la première fois demandé le versement de réparations, il était très isolé.

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Depuis, les choses avancent semble-t-il dans le bon sens. Les pays des Caraïbes se sont collectivement saisis de la revendication et ont constitué des réseaux pour la faire aboutir. En France même, des organisations comme la Licra ou la CGT soutiennent la démarche du Cran. Et puis, il y a des précédents à l’étranger.

Réconciliation

Certaines banques et entreprises américaines ont ainsi reconnu leur responsabilité dans l’esclavage et versé des dizaines de millions de dollars, sous forme de bourses, à des jeunes des ghettos.

Dès les années 1980, Ronald Reagan avait versé des réparations aux Japonais-Américains placés en détention pendant la Seconde Guerre mondiale. Berlusconi avait fait de même avec la Libye de Mouammar Kadhafi, et David Cameron, il y a deux ans, avec le Kenya.

Pour le cinéaste et écrivain Claude Ribbe, le véritable problème est que la France n’assume toujours pas son histoire. "Dans le cas contraire, il y aurait déjà à Paris un musée ou un mémorial.

Tous les pays civilisés qui ont jadis pratiqué l’esclavage en ont un." La raison de cette amnésie tient peut-être au fait que l’esclavage n’a pas été dans ce pays, ou pas seulement, un crime individuel perpétré par une poignée d’armateurs nantais ou bordelais, mais qu’il a été organisé, encouragé et subventionné par l’État.

"Officiellement, la France continue de plaider pour une réconciliation entre descendants d’esclaves et descendant d’esclavagistes. C’est peut-être compréhensible aux Antilles, mais c’est sans intérêt sur le plan national", commente Ribbe.

Entre autres défauts, cette conception ne permet pas d’établir un lien entre l’esclavage et le racisme, qui en est pourtant une conséquence directe. Il est vrai aussi que l’enseignement de l’histoire de l’esclavage est récent, et que ceux qui abordent la question dans le débat citoyen ne disposent pas toujours des armes intellectuelles pour le faire.

C’est seulement à la rentrée scolaire 2007-2008 que l’histoire de l’esclavage a fait sont apparition dans les programmes de l’école primaire, grâce à la loi Taubira. Auparavant, les jeunes élèves n’entendaient même jamais parler de son abolition, le 27 avril 1848!

Catherine Coquery-Vidrovitch se souvient qu’au début les spécialistes comme elle étaient constamment sollicités par des enseignants déboussolés. Dans le secondaire, on survolait la question du commerce triangulaire (Europe, Afrique, Amérique du Nord), mais sans jamais parler de ce qui se passait autour.

Qui savait par exemple que 45 % des victimes de la traite négrière étaient débarquées au Brésil et dans d’autres pays sud-américains ? L’historienne se souvient aussi de l’hostilité véhémente d’une partie de l’opinion conservatrice à la nouvelle loi.

Enseigner aux enfants des faits de nature à ternir l’image de la France ? Scandaleux ! "On a vu des pseudo-spécialistes publier des textes vengeurs pour expliquer qu’enseigner une histoire qui ne serait pas étroitement hexagonale était une perte de temps."

Programmes

Tout ce qui concerne l’Afrique reste largement occulté. Consacrer trois heures par an aux empires médiévaux du Ghana, du Mali ou des Songhaïs ? Quel intérêt ? Le problème est que, avant la découverte de l’Amérique, tout l’or qui arrivait en Occident, et singulièrement en France, venait d’Afrique.

C’est ainsi : sans l’or de l’empire du Ghana, l’histoire de l’Occident eût été différente. Pourtant, cet élément capital ne figure toujours pas dans les programmes scolaires. Il y a eu débat ; et puis on a estimé que ce n’était pas si important après tout. "Les gens ne connaissent pas l’Histoire", regrette à nouveau l’historienne.

Peu explorés, des sujets comme le rôle de l’Afrique dans la traite négrière restent très sensibles. L’historien Olivier Pétré-Grenouilleau, auteur des Traites négrières, un très sérieux ouvrage publié en 2004, l’a appris à ses dépens. Il y analysait la traite transatlantique à l’aune des traites interafricaine et arabo-musulmane.

Levée de boucliers immédiate ! On lui a reproché tout et son contraire : de comparer l’incomparable ou de chercher à relativiser l’importance de la traite transatlantique. La thèse de Pétré-Grenouilleau, qu’on peut évidemment discuter, est que, finalement, tout le monde a pratiqué l’esclavage, et l’Occident plutôt moins que d’autres.

Une aubaine pour tous ceux qui s’opposent au versement de réparations, même si tel n’est évidemment pas le propos de l’historien. Si on en est là, estime l’historienne Maboula Soumahoro, c’est que la question de l’esclavage reste sous-étudiée en France, ce qui conduit certains à adopter des attitudes quasi négationnistes.

Autre sujet occulté : le rôle joué par les esclaves africains dans l’essor de l’économie européenne à partir du début du XVIIe siècle – lequel, comme l’on sait, déboucha deux siècles plus tard sur la révolution industrielle.

Sans eux, pas de plantations de canne ni d’industrie de la distillation du sucre. "Il n’y a aucune contradiction, au contraire, entre l’esclavagisme et la montée du capitalisme occidental, estime Coquery-Vidrovitch. Les Américains, par exemple, produisaient le coton indispensable à l’industrie textile britannique.

L’un servait l’autre, c’est tout." 

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