Hicham Houdaïfa : « La Moudawana doit être réformée d’urgence » au Maroc
« Les oubliées du Maroc profond » : c’est le sous-titre évocateur du livre « Dos de femme, dos de mulet », qui lève un coin du voile sur la difficile condition d’une grande partie des Marocaines et les tabous qui lui sont associés. Interview avec l’auteur d’une enquête passionnante, Hicham Houdaïfa.
Les ouvrières clandestines de Mibladen, les torturées de Ksar Sountate, les barmaids de Casablanca… Ces femmes issues de milieux ruraux ne se connaissent probablement pas mais elles ont toutes un point commun : avoir été victimes de maltraitances, sous une forme ou sous une autre. De fait, selon une enquête nationale réalisée par le Haut commissariat au plan en 2010, 62,8 % des Marocaines ont vécu durant l’année précédant l’enquête un acte de violence, qu’il soit sexuel, physique, ou moral.
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Hicham Houdaïfa, journaliste marocain, leur a donné la parole dans son enquête "Dos de femme, dos de mulet". À travers des entretiens mené aux quatre coins du Maroc, il dépeint une réalité poignante portée par des témoignages douloureux. Une réalité sociale difficile et persistante en dépit de l’instauration de la Moudawana (le Code de la Famille) en 2004.
Les réformes que le nouveau texte a induites, comme par exemple le mariage légal fixé à 18 ans, ne sont en grande majorité pas connues des Marocaines issues du milieu rural. Un chiffre illustre bien cette situation : les associations estiment que les alliances avec les mineurs sont en forte hausse depuis 10 ans, et représentent 10 % du total des mariages au Maroc.
"Dos de femme, dos de mulet : les oubliées du Maroc profond", Hicham Houdaïfa, Éditions En Toutes Lettres, collection Enquêtes, 13 €.
Jeune Afrique : Pourquoi avoir choisi de consacrer un livre aux femmes marocaines issues du milieu rural ?
Hicham Houdaïfa : Le livre est le premier de la collection "Enquêtes", créée au sein des éditions "En toutes lettres". Elle a été pensée par ma collègue Kenza Sefrioui et moi-même, pour informer l’opinion et la presse des phénomènes de société au Maroc. Pour la première publication de la collection, le sujet des "oubliées du Maroc profond" s’est imposé de lui-même, car cette précarité féminine m’a toujours choqué. Les violences subies par ces femmes issues du milieu rural mais aussi urbain sont multiples, et j’ai pu m’en apercevoir tout au long de ma carrière de journaliste.
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Les faits que vous décrivez, comme par exemple le trafic sexuel des Marocaines dans les pays du Golfe, sont très choquants. Sont-ils connus au Maroc ?
Ces sujets sont tabous au Maroc. C’est pour cela que les associations sur place et les journalistes travaillent de concert afin d’alerter l’opinion publique, ainsi que pour faire réagir l’État. J’apporte ma pierre à l’édifice en livrant des témoignages très actuels qui, je l’espère, permettront une meilleure reconnaissance de ces femmes. Une enquête de l’ONU Femmes a par ailleurs été publiée par le Ministère de la Justice, signe des prémices d’un intérêt de l’État tant attendu.
Dans les témoignages que vous livrez, certains noms ont été modifiés…
Pour certaines, j’ai en effet modifié les noms dans le texte, par respect. Les femmes victimes d’exploitation sexuelle, comme les barmaids de Casablanca, ont honte de leur situation qu’elles jugent très humiliante. En concertation avec elles, nous avons donc choisi de ne pas dévoiler leur identité. De plus, elles risquaient d’endurer les menaces de leurs employeurs.
Par contre, d’autres noms mentionnés dans le livre sont ceux qui m’ont été donnés. Le témoignage des femmes ninja de Berkane (appelées ainsi à cause des couches de vêtements qu’elles accumulent), à la fois travailleuses des champs et esclaves sexuelles, a par exemple une valeur historique. Il prouve et met des mots sur les sévices subis par ces femmes, qui plus que tout souhaitent que leur condition soit révélée.
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Les causes de la précarité des femmes sont multiples (analphabétisme, isolement) : le gouvernement prend-il des initiatives pour traiter ce problème à la racine ?
À ma connaissance, il y a eu de la part de l’État des initiatives et des discours en ce sens. Malheureusement, je constate par la force des choses que concrètement, rien n’a été fait. J’en conclus aujourd’hui, et grâce à mes enquêtes, une indifférence étatique criante, qui varie d’ailleurs injustement selon les régions. Il y a un Maroc à deux vitesses, et globalement, la lutte contre la précarité n’est pas une priorité nationale.
Les campagnes de sensibilisation à la Moudawana ont été faites pour la plupart d’entre elles en arabe, alors qu’une majorité de la population rurale ne comprend pas cette langue.
Est-ce pour souligner ce manque de considération de l’État que vous décrivez dans votre livre le travail du milieu associatif ?
L’État a le devoir moral d’écouter les associations. Il a beaucoup à apprendre des acteurs de la société civile, dont les travaux précieux devraient être les points de départ de toute initiative étatique. Les associations ont vraiment la capacité à influencer les politiques de l’État. Encore faudrait-il que ce dernier les écoute.
Les droits issus de la Moudawana, pourtant promulguée il y a 11 ans, ne sont que très peu connus dans le milieu rural. Pourquoi l’État ne s’engage-t-il pas à la faire connaître ?
L’État a entrepris des campagnes de sensibilisation à la Moudawana. Mais celles-ci ont été faites pour la plupart d’entre elles en arabe, alors qu’une majorité de la population rurale ne comprend pas cette langue. Les autorités ne connaissent même pas leur propre peuple…
Au-delà d’une campagne qui promouvrait la connaissance de la Moudawana, il est important de dire que celle-ci doit être réformée d’urgence. En effet, elle permet par exemple à un juge d’avaliser les mariages avec des mineures. Ce qui était à première vue censée être une exception est devenue banal dans les villages reculés. On compte aujourd’hui 33 000 mariages de mineurs par an au Maroc. Il faut avoir le courage de l’interdire, et d’engager des réformes pour rétablir la dignité des jeunes filles. Nous avons besoin de nouvelles lois, plus en adéquation avec les traités internationaux.
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