Esclavage : « Libres et sans fers », paroles captives
Dans un ouvrage récent, trois chercheurs explorent les archives judiciaires françaises à la recherche de témoignages d’esclaves. De très émouvantes voix d’outre-tombe.
La France, patrie des droits de l’homme et royaume des contradictions… Dans un édit du 3 juillet 1315, Louis X le Hutin le proclame sans ambages : "Le sol de France affranchit l’esclave qui le touche." En toute logique, la règle devrait aussi s’appliquer dans les colonies.
Ce qui ne sera bien entendu pas le cas, en particulier dans les îles françaises d’Amérique, où l’esclavage persistera jusqu’à sa (seconde) abolition, par Victor Schoelcher, en 1848. Soumis à l’arbitraire des maîtres, l’esclave y dispose pourtant d’un statut juridique défini par le Code noir, ordonnance rédigée par le ministre Colbert et promulguée par Louis XIV en 1685. Selon ce texte, les esclaves relèvent d’un statut civil d’exception.
Si les maîtres peuvent imposer des châtiments corporels sévères – un fugitif peut par exemple avoir les oreilles ou les jarrets tranchés, être marqué au fer rouge d’une fleur de lys, voire exécuté en cas de récidive -, les hommes dont ils sont propriétaires disposent tout de même d’un certain nombre de droits : ils doivent être nourris et vêtus, ils peuvent se marier, se constituer un pécule pour racheter leur liberté, se reposer le dimanche, être baptisés, s’instruire, etc.
Mais, surtout, les esclaves ont la possibilité de se plaindre des mauvais traitements auprès des juges ordinaires et de témoigner en justice. C’est cette dernière disposition qui, aujourd’hui, nous permet d’en savoir plus sur ce qu’était le quotidien des esclaves vivant aux Antilles.
En explorant les archives judiciaires, les chercheurs Frédéric Régent, Gilda Gonfier et Bruno Maillard ont récemment exhumé de nombreux témoignages qu’ils ont rassemblés dans un livre (Libres et sans fers. Paroles d’esclaves français) paru aux éditions Fayard.
Des témoignages dont il faut bien mesurer l’extrême rareté : en dehors de quelques autobiographies essentiellement anglo-saxonnes comme celles d’Olaudah Equiano (The Interesting Narrative of the Life of Olaudah Equiano, or Gustavus Vassa, the African, Written by Himself) et de Solomon Northup (Twelve Years a Slave, 1853), les esclaves ont été réduits au silence, leurs mots confisqués par les maîtres et… par les abolitionnistes.
D’où une image brouillée, caricaturale, qui fait de l’esclave soit un être totalement aliéné par sa condition servile, soit un résistant – le héros marron révolté contre un ordre inique. Manipulées avec précaution, les réponses des esclaves interrogés en tant qu’accusés ou en tant que témoins dans le cadre d’affaires pénales (qu’il s’agisse de procès-verbaux d’audience ou de chroniques judiciaires dans les journaux) "relatent un quotidien servile encore méconnu aujourd’hui" et brossent un portrait plus précis et subtil de ces hommes qui pouvaient être "commandeur", "capteur", "domestique", "noir à talent", "noir épave", "nègre de houe", "noir de pioche"…
"Ici, nos héros s’appellent Adeline, Jean-Baptiste, Lucile ou Maximin Daga, écrivent les auteurs. Esclaves ordinaires, ils nous racontent des fragments de leurs vies et bravent l’autorité de leurs maîtres en utilisant les éléments de la loi qui sont en leur faveur, en étant des acteurs du jeu subtil qui, depuis le début de la colonisation, oppose les maîtres à l’État. Ce dernier ayant pour volonté de contrôler les colons et de leur refuser tout pouvoir absolu sur leurs "propriétés pensantes".
Libres et sans fers. Paroles d’esclaves français, de Frédéric Régent, Gilda Gonfier et Bruno Maillard, Fayard Histoire, 300 pages, 18,50 euros.
Fouet
Évidemment, c’est d’abord la violence de la condition servile qui ressort de ces témoignages. Le fouet, les coups de bâton, le masque, le bâillon de fer, le cachot, les entraves de bois et de métal sont utilisés par certains maîtres sans grande retenue, parfois jusqu’à la mort.
Mais il y a pire encore : "Céline avait le mal d’estomac, témoigne Cécilia, esclave de Texier Lavalade. Devant moi, mon maître a fait retirer de la fosse d’un cadavre [sic] des parties pourries de ce cadavre, les a mêlées avec des excréments et les a fait avaler à Céline. C’est Hector qui a fait manger cela. Elle est morte au cachot le lendemain."
Poursuivi pour mauvais traitements en 1847, ledit Texier Lavalade apparaît comme l’un des pires maîtres que la terre des Antilles ait jamais portés. Les paroles de ses esclaves disent l’horreur d’un système qui, entre certaines mains, peut devenir tortionnaire.
Pour autant, les historiens ne se contentent pas de montrer l’horreur. Comme dans tout système capitaliste, l’esclavagiste n’a aucun intérêt à détruire la main-d’oeuvre qu’il utilise : il s’autodétruirait. Emprisonné ou incapable de travailler, l’esclave est un manque à gagner pour son patron, qui a donc tout intérêt à le préserver (un minimum) afin de garantir ses profits.
Frédéric Régent, Gilda Gonfier et Bruno Maillard décrivent cet étrange système tel qu’il fonctionnait en Martinique, à la Réunion et en Guadeloupe. Sur la foi de déclarations faites devant les tribunaux, ils évoquent la nourriture, l’habillement, les addictions à l’alcool et au tabac, les relations familiales, amicales ou amoureuses, les cérémonies, les déplacements, les rapports avec les "libres de couleur" qui constituent le quotidien de "l’habitation" où maître et esclaves cohabitent.
En ressort l’image d’une société complexe, où un esclave "commandeur" peut donner le fouet à un autre esclave ; où un maître peut cacher les délits de son esclave pour préserver sa force de travail ; et où un esclave peut utiliser la loi contre son maître. "Les habitations où les maisons de ville dans les colonies esclavagistes françaises sont loin d’être des "institutions totales", écrivent les auteurs.
Aussi les esclaves jouissent-ils de capacité d’action et de marges d’autonomie qu’ils peuvent investir selon leur personnalité." Cultivant leur propre jardin, jouant leur propre musique, pratiquant leur propre religion, nouant des relations amoureuses, tentant par tous les moyens de se ménager des espaces de liberté, voire de gagner ou d’acheter leur liberté, ces héros ordinaires "rappellent à chaque phrase prononcée leur appartenance à l’humanité".
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