Tunisie : voyage au coeur de la BAT, la brigade antiterrorisme
Devenue un symbole national depuis l’arrestation des Trabelsi, en 2011, la brigade antiterrorisme nous ouvre pour la première fois ses portes.
Hormis son imposant portail, la caserne de la direction générale des unités d’intervention ne paie pas de mine. Ses bâtiments défraîchis, semblables à tant d’autres, pourraient faire penser aux ailes d’un lycée ou aux pavillons d’un hôpital.
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C’est pourtant ici, à Bouchoucha, au Bardo, qu’est installéle quartier général de l’unité d’élite de la police tunisienne, la brigade antiterrorisme (BAT). Créée en 1977, cette force spéciale est devenue le cauchemar des jihadistes tunisiens d’Ansar al-Charia et d’Al-Qaïda. C’est la BAT qui a éliminé Kamel Gadghadhi, le meurtrier présumé de l’opposant Chokri Belaïd, en février 2014, à Raoued, dans les environs de Tunis.
C’est encore elle qui, deux jours plus tard, a capturé à Borj Louzir Ahmed El Malki, "le Somalien", l’un des principaux commanditaires d’un autre assassinat politique, celui du député Mohamed Brahmi. Et ce sont encore ses commandos qui ont empêché que l’attentat du musée du Bardo, le 18 mars 2015 (21 morts), ne connaisse un épilogue plus dramatique encore.
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Leur intervention, quelques minutes seulement après le début de la fusillade, a permis de protéger les centaines de touristes piégés dans l’enceinte du musée, de les évacuer, et de repousser les deux terroristes vers les étages supérieurs, où ils ont été neutralisés avant de pouvoir déclencher leurs ceintures d’explosifs.
Un groupe d’intervention de la BAT, au centre de formation et d’instruction des forces spéciales de la police, à Béja. En deuxième position en partant de la droite, on reconnait le breacher, chargé de l’ouverture des portes. Les boucliers de protection des agents pèsent 27 kg, et doivent être portés avec un seul bras. Les chiens utilisés pour signaler la présence de terroristes dans les pièces sont des bergers malinois. © Sophia Baraket pour J.A.
Tigre Noir
Il faut passer devant un hangar, où sont rangés deux puissants Pitbull VX, les blindés légers qui équipent la brigade, avant d’entrer dans le QG proprement dit. Il faut ensuite passer devant un tigre noir, la mascotte de l’unité spéciale, gravir un escalier, et traverser un long couloir avant d’accéder au bureau du colonel-commandant de la BAT.
Posé derrière lui, bien en vue, un écriteau en plastique rouge et blanc, aux couleurs de la Tunisie, est revêtu de l’inscription "Nous sommes Aymen Morjane", en hommage au brigadier tombé en martyr lors de l’assaut du Bardo.
"Marhaba ["bienvenue"].Prenez place, vous êtes les premiers journalistes que nous recevons, nous lance le colonel-commandant. Nous sommes d’abord des soldats de l’ombre, vous savez…" À sa demande, ni son identité ni celle de ses hommes ne sont dévoilées. Le commandant allume son ordinateur et propose de regarder différentes opérations menées par la brigade.
Tourné pendant l’assaut du Bardo, un film de dix minutes montre les premiers secours prodigués aux blessés, leur évacuation, l’assaut proprement dit, puis les corps criblés de balles des deux terroristes.
Une autre séquence inédite, tournée à Raoued en août 2013, permet "d’apprécier" la précision des tirs des snipers de la BAT. "Les trois doigts du terroriste ont été pulvérisés avant qu’il ne puisse lancer sa grenade sur nos forces", commente sobrement le commandant.
Un autre extrait présente les différentes étapes des négociations menées avec Hichem Mnifki, retranché dans une maison avec plusieurs de ses proches, dans le gouvernorat de Sidi Bouzid, en décembre 2014.
"Mnifki a été tué car il a ouvert le feu, mais, avant, il a accepté de laisser sortir son complice et la famille de ce dernier." Toutes ces vidéos servent en théorie au débriefing interne, mais cinq minutes de celle du Bardo ont été diffusées par le ministère de l’Intérieur afin de faire taire certaines rumeurs imputant à la BAT la responsabilité de la mort de civils.
"Aujourd’hui, malheureusement, n’importe qui peut s’inviter sur les plateaux de télévision et raconter absolument n’importe quoi", soupire Hichem, l’un des adjoints du colonel. Dans ce cas précis, il était important de couper court aux théories conspirationnistes, car l’opération a été un modèle du genre.
"C’est un scénario que nous avions envisagé : une prise d’otages massive, comme celle de Bombay en novembre 2008, poursuit Hichem. La rapidité d’intervention est la clé en pareil cas. Il faut mettre les terroristes sous pression, les repousser avant d’en
gager le combat afin d’évacuer blessés et otages."
Ce jour-là, la chance a doublement souri aux agents de l’antiterrorisme. Le lieu de la tuerie n’était qu’à quelques centaines de mètres de leur QG. Et un exercice d’entraînement aux "assauts en structures tubulaires" (train, bus, avion, l’une des spécialités de la BAT) était programmé le matin même. Du coup, les meilleurs éléments de l’unité ont pu être déployés.
Il faut une dizaine de secondes aux agents pour "dominer" une maison de sept pièces. © Sophia Baraket pour J.A.
Devise
"Rapidité. Force. Efficacité". C’est la devise du corps d’élite de la police tunisienne, organisé sur le modèle du Raid français, mais profondément influencé, depuis une dizaine d’années, par sa consoeur américaine du HRT (Hostage Rescue Team, la force spéciale du FBI).
Le vocabulaire très anglicisé des officiers de la BAT ainsi que leur matériel portent l’empreinte de cette coopération, considérablement renforcée après la révolution. La BAT fait aujourd’hui partie des meilleures forces spéciales au monde.
Ses effectifs seraient compris entre 100 et 150 personnes, un chiffre dans la moyenne internationale (le Raid en compte 200). Avant d’être intégrées, les recrues doivent passer trois "brevets de spécialité" fondés sur la résistance physique et psychologique, les tests pouvant s’étaler sur deux ans.
Moins de 10 % des candidats sont retenus. À l’entraînement, pendant les exercices de tir ou les simulations d’assaut, rien n’est laissé au hasard, chaque geste est travaillé et retravaillé, chaque posture étudiée.
La BAT dispose d’un centre d’instruction et d’entraînement au combat rapproché, à Béja (Nord-Ouest). Des stages sont organisés jusqu’à cinq fois par an dans le cadre de la coopération internationale. "Le regard de nos collègues américains, européens et turcs a changé, explique Mehdi, l’un des instructeurs.Nous apprenons d’eux, mais maintenant ils apprennent aussi de nous. Notre grande force, c’est d’être aguerris par l’expérience acquise sur le terrain." Il n’en a pas toujours été ainsi.
"En trente-quatre ans d’existence, jusqu’à la révolution, la BAT n’était intervenue qu’à six reprises, dont la moitié contre des forcenés", explique le journaliste Tarak Cheikhrouhou, auteur, avec Abdelaziz Belkhodja, du remarquable 14 janvier. L’Enquête (éditions Apollonia) sur la révolution de 2011. "La direction de l’antiterrorisme a été profondément réorganisée en 2007, après l’échec de l’opération contre les jihadistes du groupe de Soliman. Un premier assaut contre cette cellule avait échoué le 23 décembre 2006, à Hammam-Lif.
Un agent avait été tué, et la plupart des terroristes avaient réussi à s’enfuir et à donner l’alerte à leurs complices, terrés dans les montagnes environnantes. Les procédures ont été revues et le matériel renouvelé.
Les fusils d’assaut Steyr AUG I ont été remplacés en 2010 par des armes infiniment plus modernes et à cadence de tir plus élevée, les Colt M4." Deux épisodes ont contribué à forger la légende de la BAT. Sa "rébellion" tout d’abord, le 14 janvier 2011, à l’origine de l’arrestation de la famille Trabelsi à l’aéroport Tunis-Carthage, événement parfaitement inattendu qui va provoquer la fuite de Ben Ali.
Son intervention décisive le 14 septembre 2012 ensuite. Elle a permis de sauver l’ambassadeur Jacob Walles et les diplomates américains assiégés par des manifestants. Dans les deux cas pourtant, la contribution de la BAT a été largement occultée par les officiels.
"Les Américains savent à quoi s’en tenir, puisqu’ils ont été libérés par les hommes de Samir Tarhouni, qui commandait l’antiterrorisme à l’époque, nuance Tarak Cheikhrouhou. Mais Moncef Marzouki, alors président provisoire, s’est attribué publiquement tous les mérites du sauvetage sous prétexte que des véhicules de la garde présidentielle avaient été appelés en renfort par la BAT. Pour ce qui est du 14 janvier, la vérité révélée à la presse le 7 août 2011 était difficile à entendre, car Tarhouni risquait de faire de l’ombre à nombre de héros autoproclamés. Elle écornait le mythe de l’armée. Pourtant, l’Histoire retiendra que ce ne sont pas les militaires mais les forces spéciales de la police (la BAT) et de l’Unité spéciale de la garde nationale (USGN) qui ont fait basculer le cours des événements en se rangeant du côté de la révolution. Ce jour-là, elles ont permis d’éviter un bain de sang aux conséquences irréparables."
Roy(courant, au premier plan) et Vasco, deux bergers malinois de la brigade canine. Ces chiens d’attaque étaient l’une des armes secrètes de la BAT. Leur existence a été révélée au grand public après l’assaut du musée du Bardo, où l’un d’eux, "Piep"- et non "Akil", comme rapporté initialement par les médias- est mort en "martyr"… © Sophia Baraket pour J.A.
Suicidaire
Aujourd’hui, les agents de la BAT restent en première ligne face à un ennemi aux abois, mais plus dangereux que jamais. Du point de vue opérationnel, ils font face à un problème pris très au sérieux, la généralisation des ceintures d’explosifs.
"Nous devons d’abord penser à la vie de nos hommes, car l’ennemi est le plus souvent dans une logique suicidaire, explique un négociateur de la brigade. Il nous considère comme des taghoût, ["mécréants, impies"] et rêve de nous tuer avec lui. Cela rend toute négociation très hasardeuse, même si nous avons enregistré quelques succès probants. Par exemple à Ouardia, en août 2013, où un médecin jihadiste a finalement accepté de se rendre et de libérer ses otages."
Un officier à la retraite observe, de son côté, que la technicité de l’adversaire n’a pas fondamentalement évolué depuis Soliman : "Les terroristes s’appuient toujours sur le même triptyque kalachnikov-grenades-aspiration au martyre."
Les jihadistes de retour de Syrie et d’Irak représentent-ils une menace spécifique ? "Non, tranche notre source. Ceux qui partent pour le jihad n’envisagent pas le retour. Les meilleurs et les plus motivés meurent. Les autres rentrent parce qu’à un moment ou à un autre ils ont eu peur. Et les terroristes ont peur de nous. Nous, la BAT, nous n’avons pas peur d’eux !"
Deux snipers de la BAT en tenue de camouflages. Les tireurs d’élite opèrent toujours en binôme-un observateur et un tireur-dont les membres se relaient. Soumis à un entrainement spécifique, ils sont capables de rester en position entre douze et vingt-quatre heures, selon la mission. Leurs armes peuvent atteindre une cible jusqu’à 2000 mètres de distance. © Sophia Baraket pour J.A.
Police, armée, garde nationale : Qui fait quoi ?
Créée en 1980, après les événements de Gafsa, l’Unité spéciale de la garde nationale (USGN) relève, comme son nom l’indique, de la garde nationale, l’équivalent de la gendarmerie.
Cette force spéciale, qui compte environ 170 hommes basés à Bir Bouregba, à une cinquantaine de kilomètres de Tunis, est structurée sur le modèle des Navy Seals américains, avec lesquels elle collabore.
Elle intervient en zone rurale, tandis que la brigade antiterrorisme (BAT) a compétence en zone urbaine. L’USGN a été sollicitée presque autant que la BAT dans la guerre contre le terrorisme.
À son tableau de chasse figurent notamment l’interception et l’élimination de Loqman Abou Sakhr, le chef algérien de la katiba Oqba Ibn Nafâa, tombé dans une embuscade avec huit de ses complices à Sidi Aich, dans le gouvernorat de Gafsa, le 28 mars.
Loqman était responsable de l’essentiel des attaques meurtrières contre les militaires tunisiens, au mont Chaâmbi. Enfin, l’armée possède elle aussi ses commandos, le Groupe des forces spéciales, qui ont mené l’assaut victorieux contre l’un des sanctuaires des jihadistes, au Jebel Salloum, fin avril.
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