Maroc : ces polygames qui nous gouvernent…
Un ministre islamiste qui veut épouser l’une de ses collègues du gouvernement, des membres de l’Istiqlal, de l’USFP ou du PAM bigames… Enquête sur ces politiques qui résistent au changement.
Deux ministres marocains s’aiment et projettent de se marier. Un événement positif pour le royaume. Sauf que le mariage en question est polygame, et que les moindres faits et gestes du gouvernement, à tendance islamiste, sont scrutés. Un cocktail explosif qui a déclenché la plus grande polémique jamais connue par l’équipe d’Abdelilah Benkirane.
Tout commence lors d’un meeting politique, le 5 avril. Hamid Chabat, le tonitruant dirigeant de l’Istiqlal (opposition), dénonce une idylle secrète entre deux ministres du Parti de la justice et du développement (PJD) au sein du gouvernement (islamiste). Il s’agit d’un député de la ville d’Errachidia (sud-est du Maroc) et d’une ministre déléguée dont il ne donne pas les noms.
Sur le coup, les Marocains ne comprennent pas pourquoi le zaïm de l’Istiqlal fustige cette union : le mariage de deux ministres est plutôt une bonne nouvelle. Deux jours plus tard, le quotidien arabophone Al Ahdath Al Maghribyia révèle l’identité des deux tourtereaux. Et ce qui était un simple ragot politique devient une affaire publique.
El Habib Choubani, ministre chargé des Relations avec le Parlement et la société civile, déjà marié, a demandé la main de Soumia Benkhaldoun, ministre déléguée auprès du ministre de l’Enseignement supérieur, divorcée depuis un an.
>> À lire aussi : Monde musulman: polygamie, la tradition se perd
En clair, le Maroc se trouve face à un cas de polygamie au sein d’un gouvernement censé donner une image positive du pays. Une pratique pourtant en nette régression depuis l’adoption, en 2004, du code de la famille – la Moudawana, ou "code du statut personnel". Lequel ne l’a certes pas interdite, mais l’a tout de même rendue difficile en la soumettant à des conditions draconiennes.
Selon les chiffres officiels, la polygamie ne représentait en 2013 que 0,25 % de l’ensemble des mariages enregistrés. S’ensuit une levée de boucliers contre les deux ministres, avec une série de rebondissements dignes d’un soap opera. Ainsi, Choubani était accompagné par sa première épouse pour faire sa demande. Tollé ! Yasmina Baddou, de l’Istiqlal, dénonce une "honte pour la femme marocaine".
Quant à la militante féministe Latifa El Bouhsini, elle n’hésite pas à parler d’"un acte de trahison", Benkhaldoun ayant pleinement profité du combat pour les droits des femmes en se hissant au poste de ministre – avant de lui tourner le dos en acceptant de devenir deuxième épouse. Secoué, Abdelilah Benkirane, leader du PJD, convoque les deux ministres et leur demande de ne plus se voir.
Puis il les rappelle, leur avoue "son malaise" en tant que chef du gouvernement, et leur fait comprendre qu’ils risquent de perdre leurs fonctions s’ils poursuivent leur démarche. Pour préserver le parti, les deux amoureux décident de reporter leur mariage à la fin de leur mandat. Et finalement, le 12 mai, le cabinet royal a publié un communiqué déclarant que "le roi avait bien voulu donner son accord à une demande de décharge de deux ministres qui ont présenté individuellement leur démission du gouvernement".
Boîte de pandore
La polémique est-elle close ? Pas vraiment. Elle a au contraire ouvert une boîte de Pandore et levé le voile sur la pratique de la polygamie chez les dirigeants politiques marocains. Au sein du gouvernement, Choubani n’est pas une exception : Mustapha Ramid, son collègue de la Justice, a deux épouses et ne s’en est jamais caché. De même que l’ancien ministre d’État, bras droit de Benkirane, feu Abdellah Baha.
Dans les deux chambres du Parlement, la polygamie est relativement répandue en raison de l’âge des députés (plus de 50 ans en général) et de leur niveau d’instruction, plutôt moyen. L’appartenance à un parti conservateur tolérant les mentalités polygames n’est pas déterminante, le phénomène de transhumance entre formations ayant dénaturé les référentiels idéologiques sur toute la scène politique marocaine.
Selon nos investigations, la Chambre des représentants abrite ainsi près de 25 députés polygames, soit 6 % du total des 394 députés, et la Chambre des conseillers 60 sur 262 (23 %).
"Contrairement à la Chambre des représentants, où la majorité des élus sont des cadres, des avocats et des professeurs universitaires, la Chambre des conseillers est le terrain de jeu des propriétaires terriens, des présidents de commune et des notables en tout genre. Riches et puissants, ils considèrent qu’ils peuvent tout acheter. Une femme de plus est un accomplissement", commente un élu.
"Je préfère une deuxième épouse à plusieurs maîtresses. Au moins, la deuxième femme a des droits. Je suis contre ceux qui se réclament d’un système de valeurs voulant abolir la polygamie mais qui n’hésitent pas à tromper leur femme", se défend Abdelaziz Aftati, le chef du groupe PJD à la Chambre des représentants, lui-même bigame.
Selon ses collaborateurs au Parlement, il aurait déployé une grande énergie pour que ses deux femmes aient le même type de maison, les mêmes meubles et équipements, en application du principe coranique de l’équité entre épouses.
Autre député islamiste à assumer publiquement son statut de bigame, Abouzaid El Mokrie El Idrissi, dont chacune des moitiés dispose de son propre domicile.
Ridicule
Si les PJDistes ont toujours été favorables à la polygamie, ils sont loin d’en avoir le monopole.Sur les 61 parlementaires de l’Istiqlal à la Chambre des représentants, 11 sont bigames.
Noureddine Mediane, le chef du groupe, fait même partie des chantres du "bonheur partagé", tout comme Mohamed Lamine Hormatallah, président régional de la Confédération générale des entreprises du Maroc au Sahara, Bouchta Jamaï, membre de la commission parlementaire de l’Intérieur, ou les députés Abdellah Abou Farès et Abdelghafour Ahrared…
"Mes deux femmes partagent le même toit et sont très complices. Quand ma deuxième épouse, toujours étudiante, se rend à ses cours, c’est ma première femme qui la dépose. Elles se considèrent comme des soeurs", assure Noureddine Mediane.
Noureddine Mediane, le chef du groupe istiqlalien, bigame, parle de "bonheur partagé" © Ziad/J.A
Au sein de l’Union socialiste des forces populaires (USFP), pourtant initiatrice de la grande marche des femmes pour l’amendement du statut du personnel en 2000, on cite le cas du défunt Ahmed Zaïdi, ancien chef du groupe parlementaire de l’USFP. "Peu s’en sont rendu compte, mais deux femmes portaient l’habit de deuil lors de ses funérailles", confie l’un de ses anciens collaborateurs.
À la Chambre des conseillers, le premier vice-président, Mohamed Faouzi Benallal, de l’Istiqlal, comme le deuxième vice-président, Mohamed Fadili, du Mouvement populaire (MP), sont polygames. Le premier a même trois épouses. Abed Chkail, du Parti Authenticité et Modernité (PAM), une formation qui se veut pourtant progressiste, fait lui aussi partie du lot.
"Là au moins, nos hommes politiques réussissent quelque chose ! ironise Soumaya Naamane Guessous, sociologue et grande figure du féminisme au Maroc. Ils naviguent à contre-courant. La nouvelle Constitution accorde des droits élargis aux femmes et le Maroc a adopté depuis plus d’une décennie une Moudawana limitant les possibilités de prendre une deuxième épouse.
Le roi lui-même a donné le ton en épousant une seule femme et en rompant avec la tradition du harem." Sauf que dans la société marocaine, la diminution de la polygamie a uniquement valeur de symbole porté, comme le reste des revendications citoyennes, par l’élite du pays.
Si cette pratique régresse dans les faits, elle reste largement tolérée. Une enquête sur les valeurs religieuses des Marocains (publiée en 2007 et rééditée en 2013), conduite par les chercheurs Hassan Rachik, Mohammed El Ayadi et Mohamed Tozy, révèle ainsi que 44 % d’entre eux y sont favorables.
"La polygamie est tolérée au nom d’un supposé sacrifice de l’homme, qui résorbe ainsi le nombre de femmes célibataires. Au lieu d’y voir le sommet du ridicule, la société perçoit la polygamie comme un acte d’héroïsme. Elle est confortée par une lecture conservatrice du texte religieux", analyse Soumaya Naamane Guessous. Une dualité propre au Maroc : évoluer oui, rompre avec les traditions, quelles qu’elles soient, non.
Séduction
Faut-il voir dans l’émoi suscité par le cas Choubani le prélude à un changement des mentalités, voire à une interdiction définitive de la polygamie comme l’a fait la Tunisie dès le milieu des années 1950 ? Très peu d’hommes politiques poussent en ce sens.
"Nous sommes dans un jeu de séduction et non pas dans le courage politique. Dès qu’un sujet est susceptible de fâcher, les plus démocrates évitent d’en parler. Ils craignent de paraître un peu trop laïques", remarque Guessous.
Et les oulémas ? "Beaucoup de savants musulmans marocains sont contre la polygamie, mais ils n’osent contrarier la croyance du plus grand nombre", affirme Asma Lamrabet, directrice du Centre des études féminines en islam au sein de la Rabita Mohammadia des oulémas du Maroc, une organisation placée sous la tutelle du roi qui réfléchit aux questions religieuses.
Pour cette féministe, l’islam est arrivé dans un contexte où la polygamie était une norme. Il en a fait une exception, en vue de son abolition. "Il a associé l’autorisation de prendre une autre femme à l’impératif de justice entre les épouses.
Une justice présentée dans le Coran comme impossible", argumente-t-elle, citant l’exemple du Prophète qui avait formellement interdit à son gendre, l’imam Ali, de prendre une autre épouse après que celui-ci s’est uni à sa fille, Fatima Zahra.
"Le Prophète voulait qu’avec la génération de sa fille commence une nouvelle ère, où la monogamie serait la norme", conclut Lamrabet. Quatorze siècles après, les esprits des leaders religieux et des politiciens n’ont pas bougé d’un iota.
Et en Algérie…
En l’absence de statistiques officielles, la polygamie demeure un sujet tabou au sein de la classe dirigeante. Les officiels, y compris les ministres islamistes qui ont siégé ou siègent au gouvernement, se gardent d’aborder publiquement cette question, qui relève plutôt de la sphère privée.
En novembre 2014, Naïma Salhi, présidente du Parti de l’équité et de la proclamation (PEP), d’obédience islamiste, a tenté de lancer une campagne en faveur de la polygamie. Raté.
Son initiative a fait pschitt. Largement inspiré de la charia (loi islamique), le code de la famille, adopté en 1984 puis amendé en 2005, autorise la polygamie sous certaines conditions.
Le mari qui souhaite prendre une seconde femme doit ainsi obtenir au préalable le consentement de sa compagne actuelle et celui de la future épouse. Cette nouvelle relation doit également recevoir l’autorisation d’un juge qui, pour s’assurer de la véracité de ce consentement, peut ordonner une enquête sur les aptitudes matérielles du mari à "assurer l’équité et les conditions nécessaires à la vie conjugale".
La loi autorise par ailleurs l’homme à se remarier dans le cas où son épouse souffre d’une maladie handicapante ou si elle n’est pas en mesure de procréer.
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