Turquie – Ayse Erdem (HDP) : « Nous avons peur de nous faire voler nos voix »
Le parti HDP, prokurde mais désormais ouvert à la gauche et aux libéraux, pourrait créer la surprise lors des législatives du 7 juin, cruciales pour la Turquie. Et faire perdre à l’AKP de Recep Tayyip Erdogan sa majorité au Parlement. Les explications d’Ayse Erdem, la coprésidente du HDP à Istanbul.
À l’approche des législatives du 7 juin, cruciales pour la Turquie, Recep Tayyip Erdogan multiplie les meetings et harangue les foules. Son objectif : que l’AKP obtienne une majorité suffisante pour gouverner le pays seul comme il le fait depuis douze ans et assouvir son rêve : instaurer un régime présidentiel qui lui assurerait des pouvoirs élargis.
Indignée de le voir s’affranchir de la neutralité qu’il devrait selon elle observer en tant que président de la République, l’opposition compte sur ce scrutin pour l’en empêcher. Et c’est le HDP, un parti prokurde à l’origine mais désormais ouvert à la gauche et aux libéraux, qui pourrait jouer les trouble-fête et créer la surprise en réalisant une belle percée. Si cette formation, dirigée par Selahattin Demirtas, 42 ans, qui s’est déjà illustré lors de la présidentielle d’août 2014 et dont la popularité ne cesse de croître, franchit le barrage de 10%, indispensable pour siéger au Parlement, l’AKP pourrait perdre une cinquantaine de sièges, voire sa majorité.
Coprésidente du HDP à Istanbul et, à ce titre, en première ligne dans la campagne, Ayse Erdem nous explique les objectifs de son parti et les enjeux de ce scrutin.
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Jeune Afrique : Comment se passe votre campagne ?
Ayse Erdem : Je suis coresponsable du HDP pour Istanbul, mais 20% de la population turque vivant dans cette ville, son cas est très représentatif de ce qui se passe dans le pays. Nous sentons vraiment un espoir se lever. De très nombreuses personnes qui votaient jusque-là pour l’AKP ont envie de voter HDP. Pas seulement parce qu’elles approuvent notre programme, mais aussi parce qu’elles veulent que nous franchissions le barrage de 10% et soyons représentés au Parlement.
Nous nourrissons de grands espoirs, et ce, malgré les attaques qui frappent notre parti. Ces attaques ont pour but de nous démoraliser et de nous provoquer afin que nous répliquions et qu’on puisse ainsi faire croire que les Kurdes ne veulent pas la paix. Nous continuons à travailler et nous ne répondons pas à ces provocations. Notre problème est de franchir le barrage, et nous nous concentrons sur cet objectif.
Qui vous attaque ?
Ceux qui veulent profiter du chaos et ne veulent pas que le HDP franchisse le barrage.
Visez-vous l’AKP, ou les ultranationalistes du MHP [extrême droite] ?
Sur le terrain, nous constatons que ce ne sont pas les jeunes nationalistes du MHP qui nous attaquent, mais des partisans de l’AKP. Nous le voyons sur les vidéos et les photos, et la police ne fait rien. Nous savons donc qui sont ces provocateurs.
Le 18 mai, deux bombes ont explosé au siège du HDP, à Mersin et à Adana, dans le Sud. Quelle est la situation à Istanbul ?
Heureusement, Istanbul n’a pas connu ce niveau de violence. Il n’empêche : chaque jour, dans la région, des attaques sont perpétrées contre nos bureaux et surtout contre nos voitures et bus de campagne.
Redoutez-vous d’être victime de fraudes ?
Bien sûr. Nous avons peur de nous faire voler nos voix alors que, dans les sondages, nous sommes crédités de 11% à 12%. Aussi avons-nous pris des mesures pour protéger les urnes, en plaçant un observateur devant chacune d’entre elles, à travers tout le pays. Par rapport aux moyens dont dispose l’État, ce n’est pas suffisant, mais nous faisons tout notre possible.
Le vote AKP va-t-il régresser ?
Depuis douze ans, les électeurs votaient pour l’AKP pour différentes raisons, dont ses performances économiques. Mais maintenant, beaucoup ont compris que l’AKP se dirige vers un système de dictature, où le pouvoir serait concentré dans les mains d’un seul homme [le président Erdogan]. Les Turcs sont assez intelligents pour le voir, aussi l’AKP va-t-il perdre du terrain. Certes, ce parti parviendra à se maintenir au pouvoir, mais Erdogan ne pourra pas devenir un dictateur. Le peuple va lui dire "arrête-toi là".
L’AKP obtiendra-t-il toutefois une majorité suffisante pour changer la Constitution, ce qui ouvrirait la voie à un régime présidentiel ?
Je l’ignore. Mais même s’il obtient suffisamment de votes, les Turcs diront non dans la rue, et pas seulement au Parlement. Erdogan ne pourra pas établir un régime présidentiel. En pratique, il n’aura pas assez de pouvoir pour cela, même s’il dispose mathématiquement de la majorité.
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Non, nous nous sommes déjà exprimés là-dessus. Le parti a décidé qu’il ne pouvait pas former de coalition avec l’AKP car nous ne sommes pas d’accord sur l’essentiel. Par exemple, l’AKP rejette le droit à l’enseignement dans la langue maternelle [l’une des principales revendications de la minorité kurde].
Le processus de paix entre les Kurdes et le gouvernement se poursuivra-t-il après les élections ?
Oui, car il ne se fait pas seulement avec l’AKP. Ce processus est la priorité du HDP et nous le poursuivrons avec ceux qui seront au pouvoir, quels qu’ils soient.
Quels ont été les grands thèmes de votre campagne ?
Devenir un parti de Turquie, d’abord. Nous ne nous battons pas seulement pour les droits des Kurdes, nous faisons de la politique pour tous les Turcs. Moi-même, je suis Turque et Stambouliote.
Notre deuxième priorité est la défense des droits des femmes, notamment de celles qui travaillent. Au sein du HDP, nous pratiquons la parité à tous les échelons. D’ailleurs, les femmes et les jeunes sont très nombreux à nous soutenir.
Le HDP condamne-t-il clairement les mariages arrangés et autres violations du droit des femmes, fréquents dans le sud-est anatolien ?
Nous condamnons sans équivoque la polygamie et les mariages forcés. De même que nous n’acceptons pas dans notre parti les personnes n’ayant contracté que des mariages religieux [seuls les mariages civils sont reconnus par la République].
Quelle serait votre réaction si vous étiez sous la barre des 10% et que vous n’étiez donc pas représentés au Parlement ?
Je serais très triste, mais je me dirais qu’il faut nous remettre au travail, que nous devons continuer à lutter, sur le terrain des idées.
Si les Kurdes avaient l’impression qu’on leur a volé leur vote, des violences pourraient-elles éclater, notamment dans le Sud-Est ?
Je ne le pense pas, car les Kurdes sont un peuple très politique. Ils savent que nous devons continuer à faire de la politique. Nous en avons assez de la guerre [qui a fait plus de 36 000 morts entre 1984 et 1999] et nous savons que nous devons continuer le processus de paix. Et, pour cela, il n’y a pas d’autre choix que la voie du dialogue et de la démocratie.
Propos recueillis par Joséphine Dedet
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