Ertugrul Günay : « Le maintien de l’AKP au pouvoir serait un cauchemar pour la Turquie »

Ertugrul Günay, ancien député d’Izmir, a été le ministre de la Culture et du Tourisme d’Erdogan entre août 2007 et janvier 2013. À la veille des législatives turques du 7 juin, il détaille pour « Jeune Afrique » les enjeux d’un scrutin sous haute tension.

Ertugrul Günay. © Adem ALTAN/AFP

Ertugrul Günay. © Adem ALTAN/AFP

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Publié le 2 juin 2015 Lecture : 4 minutes.

À quelques jours des élections législatives du 7 juin, cruciales pour la Turquie, la tension ne cesse de monter. Provocations et violences se sont multipliées : des bombes ont même explosé au siège du parti d’opposition HDP, à Mersin et Adana (Sud).
L’enjeu du scrutin est de taille : Erdogan veut faire basculer le pays d’un régime parlementaire à un régime présidentiel qui lui assurerait des pouvoirs élargis. Inquiets de la dérive autoritaire du pouvoir et indignés de voir Erdogan multiplier les meetings en faveur de l’AKP, en s’affranchissant selon eux de la neutralité que devrait lui imposer son statut de président, les opposants placent tous leurs espoirs dans ce scrutin. Alors que la situation de l’économie se détériore, que les atteintes aux libertés publiques et les soupçons de corruption entachent sa réputation, l’AKP obtiendra-t-il une majorité suffisante pour gouverner tout seul, comme il le fait depuis douze ans ? Voire la majorité des trois cinquièmes requise pour convoquer un référendum ouvrant la voie à un régime présidentiel ? Tout dépendra du score du parti HDP (prokurde, qui s’ouvre désormais à la gauche et aux libéraux) : s’il franchit le barrage des 10%, indispensable pour siéger au Parlement, l’AKP pourrait perdre une cinquantaine de sièges, voire sa majorité.

>> Lire aussi : Ertugrul Günay : "Erdogan a établi un pouvoir personnel

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Ancien député d’Izmir, ministre de la Culture et du Tourisme d’Erdogan entre août 2007 et janvier 2013, Ertugrul Günay, 66 ans, a claqué la porte de l’AKP en décembre 2013. Il avait déjà quitté le CHP (centre gauche) il y a onze ans puis rallié l’AKP, qu’il pensait le mieux à même de réformer le pays. Lors de ses années au gouvernement, il s’est plusieurs fois retrouvé en désaccord avec Erdogan, dont il désapprouvait les projets urbanistiques géants, souvent peu respectueux du patrimoine historique et de l’environnement. Ces prises de position lui avaient déjà valu de faire les frais d’un remaniement ministériel il y a deux ans.

En juin 2013, Günay avait marqué à nouveau sa différence en dénonçant la violence avec laquelle le mouvement contestataire de Gezi était réprimé. Pour Jeune Afrique, il livre son analyse de la situation délicate que traverse le pays à la veille de l’élection.

Jeune Afrique : Comment se déroule la campagne des législatives du 7 juin ?

Ertugrul Günay : Pour la première fois depuis 1950 la Turquie vit dans un climat électoral trop tendu. Les moyens de l’État sont utilisés de manière unilatérale [par Recep Tayyip Erdogan, le président] pour faire campagne. Nous nous trouvons dans une situation d’iniquité bien plus grave que lors des scrutins qui s’étaient tenus après les coups d’État militaires.

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L’AKP est-il en perte de vitesse ?

Comparé aux législatives de 2011, où il avait frôlé 50%, on s’attend (et on espère) que l’AKP perdra environ dix points et ne remportera pas les 330 sièges nécessaires pour changer la Constitution [et établir un régime présidentiel]. Si les urnes confirment ce déclin, les règlements de compte commenceront au sein de l’AKP.

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>> Lire aussi Emre Erdogan : "Les électeurs de l’AKP ne se soucient pas des tendances autoritaires de leur chef"

Pensez-vous que le HDP [parti prokurde, qui s’ouvre désormais à la gauche et aux libéraux] franchira le barrage de 10% nécessaire pour être représenté au Parlement ? Et si oui, une coalition entre le HDP et le CHP, le principal parti d’opposition, de centre gauche, est-elle envisageable pour évincer l’AKP ?

S’il n’y a pas de trop de pressions et de fraudes, le HDP franchira le barrage. Aujourd’hui, Selahattin Demirtas, son leader, suscite la sympathie de tous – à l’exception de celle des ultranationalistes du MHP. Mais une alliance entre le CHP et le HDP paraît difficile, pas seulement parce que le total des sièges (276) qu’ils pourraient remporter tous les deux risque de ne pas être suffisant pour constituer une majorité, mais aussi parce que l’aile nationaliste du CHP n’en voudrait pas vraiment. C’est la raison pour laquelle il est possible que le HDP soutienne de l’extérieur un gouvernement AKP de minorité sous certaines conditions (avancées démocratiques et du processus de négociation avec les Kurdes).

Si l’AKP l’emporte, comment imaginez-vous l’avenir de la Turquie ?

Un maintien de l’AKP au pouvoir, a fortiori avec une majorité suffisante pour changer la Constitution, serait un cauchemar pour la Turquie et pour toute la région. Car Erdogan a clairement abandonné la voie de la démocratie. Son but est d’établir un pouvoir personnel, de type moyen-oriental ou asiatique, "une présidence [autoritaire] alla turca".

Tirant les leçons de ses échecs passés, votre ancien parti, le CHP, s’est réformé. Évolue-t-il dans le bon sens ?

Dans son programme électoral, le CHP a mis l’accent sur les questions économiques, et il a eu raison de le faire. Si, malgré cela, il n’atteignait pas 30% des suffrages, il apparaîtrait nettement que la Turquie a besoin d’une nouvelle formation d’opposition.

Propos recueillis par Joséphine Dedet

 

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