Afrique : la démocratie sans le peuple

Mohamed Mbougar Sarr est un écrivain sénégalais, lauréat du Prix Ahmadou Kourouma 2015 du Salon du livre de Genève pour « Terre ceinte ».

Mohamed Mbougar Sarr, en avril 2015 à Paris. © Vincent Fournier/J.A.

Mohamed Mbougar Sarr, en avril 2015 à Paris. © Vincent Fournier/J.A.

Publié le 29 mai 2015 Lecture : 3 minutes.

Macky Sall, donc, va vraisemblablement envoyer 2 100 hommes au Yémen, en soutien à l’Arabie Saoudite dans sa guerre. Et ce, en dépit (au mépris ?) de toutes les protestations, supplications, mises en garde et critiques légitimes, voire justes, qu’une telle décision a suscitées chez une grande partie des Sénégalais, des couches sociales les plus modestes aux éditorialistes politiques les plus aguerris.

Et c’est précisément cela qui m’inquiète, indépendamment du reste : qu’un président d’un État démocratique puisse, malgré d’évidentes réticences populaires, sur des questions géopolitiques si cruciales, et sans user d’aucun des processus de consultation que la démocratie propose, prendre une telle décision et s’y tenir obstinément. La question que tout cela m’inspire, en clair, est la suivante : que peut encore vraiment le peuple dans certaines démocraties africaines ?

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L’actuel cas du Sénégal n’est pas isolé. Nombreuses ont été, ces dernières années, en Afrique, les situations où un gouvernement, par la voix de son président, a visé -et quelquefois réussi- à imposer une décision politique sans égard envers l’opinion populaire qui, sans démagogie ou populisme, peut dire quelque chose de l’état moral d’un pays. 

Et j’ai de plus en plus la désagréable impression qu’aux tentatives de forcing, aux décisions inopinées, aux abus de pouvoir, aux désirs mégalomaniaques de leurs élus, les citoyens n’ont plus qu’un seul langage à opposer : la rue. La rue, non dans sa forme démocratique institutionnalisée – la grève, la marche, le sit-in- mais dans son expression brutale, sanglante, chaotique, tragique, désordonnée, mythifiée : les révoltes. Épisodes souvent salués – et à juste titre la plupart du temps – pour la part d’héroïsme et de courage qu’ils charrient, mais au sujet desquels il faut bien se rendre compte qu’ils signent avant tout une faille dans le processus démocratique. Le peuple ne se révolte en démocratie que parce qu’il a été impuissant à s’y faire entendre légitimement.

Cela devient systématique et proprement inquiétant. Car à travers cet impouvoir des citoyens, c’est bien l’exercice démocratique même qui est en question dans certains pays africains : le pouvoir exécutif y est-il trop fort (question rhétorique, bien sûr) ? Que peut le peuple dans le cadre légitime de la démocratie pour se faire entendre ? Quelle est la réelle pertinence du parlementarisme et de la représentativité qu’elle implique ?

Il y a, ou doit y avoir, une vie démocratique, dont le seul geste du vote ne saurait rendre compte.

L’on me rétorquera – et on aura raison – que les peuples africains votent de plus en plus, que des transitions démocratiques sont réussies, que des alternances se tiennent, que des élections sont exemplaires et saluées. Certes. Mais je répondrai ceci à cela : il y a, ou doit y avoir, une vie démocratique, dont le seul geste du vote ne saurait rendre compte ; il y a une culture, un quotidien, une habitude, un langage démocratiques dont les signes sont, entre autres, une attention prêtées à la notion de débat, une vitalité du parlementarisme, une constante vigilance éthique. En somme, une conscience politique dont le vote n’est qu’une expression, un moyen parmi d’autres.

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Cette conscience politique, avec toutes ses exigences, me semble encore, généralement, faire défaut, soit parce que les dirigeants ne l’encouragent pas (lequel d’entre eux aurait ce courage ?), soit parce que les populations ne font pas l’effort de l’acquérir. Soit les deux. Et je crains, et déplore, que pour longtemps encore, par chez nous, bien des peuples n’aient de pouvoir que celui de leur sang à verser et de leur vie à mettre en jeu, dans une ruelle du Caire, de Bujumbura ou de Ouagadougou, pour avoir voix au chapitre de leur destinée. Que peut encore vraiment le peuple dans certaines de nos démocraties ? Répondons sèchement: mourir.

Or on ne devrait pas en arriver là, en démocratie. Sauf à en faire le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple, et sans lui pourtant.

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