Les discours de Dany Laferrière lors de sa réception à l’Académie française

L’écrivain québecois d’origine haïtienne Dany Laferrière a été admis jeudi à l’Académie française. Florilège des deux discours qu’il a prononcés à cette occasion.

Dany Laferrière (d.), à côté d’Hélène Carrere d’Encausse et Amin Maalouf, à Paris, le 28 mai. © Remy de la Mauviniere/AP/SIPA

Dany Laferrière (d.), à côté d’Hélène Carrere d’Encausse et Amin Maalouf, à Paris, le 28 mai. © Remy de la Mauviniere/AP/SIPA

Publié le 29 mai 2015 Lecture : 4 minutes.

Officiellement membre de l’Académie française depuis ce jeudi 28 mai, Dany Laferrière fait désormais partie des "Immortels". La poignée de son épée (fabriquée à Haïti) est gravée du symbôle du dieu vaudou Legba. Il est le deuxième Noir à siéger à sous la coupole, trente-deux ans après le Sénégalais Léopold Sedar Senghor, élu en 1983. Pour son accueil dans l’institution, l’écrivain et journaliste québécois venu d’Haïti a délivré deux discours majeurs, l’un pour la cérémonie de l’épée, l’autre pour son intronisation. Deux textes magnifiques d’importance quasi égale, on redécouvre l’auteur de l’Énigme du retour, sa relation à sa mère, à Haïti, à Montréal, à l’exil… Morceaux choisis.

>> Lire aussi l’interview de Dany Laferrière : "Je veux être un pont entre l’Afrique et l’Amérique"

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Sur sa mère

"Je l’imagine assise près du massif de lauriers roses, le regard tourné vers les montagnes chauves qui entourent Port-au-Prince. À quoi pense-t-elle, je ne saurais le dire ? Ces dernières années furent terribles : elle a perdu trois de ses sœurs et son jeune frère. Son mari est mort en exil et son fils vit à l’étranger depuis près de 40 ans. Pourtant c’est une femme très courageuse et terriblement drôle, mais dans la plus stricte intimité. En public, elle ne dit pas un mot. Son oreille capte tout. Son oeil voit tout. Je n’ai qu’à l’appeler au téléphone pour me retrouver au cœur de la vie quotidienne du pays. Elle me raconte alors qu’elle n’a rien trouvé au marché ce matin, que la marmite de riz est à un prix exorbitant et que les produits de base, l’huile, le sel et le sucre ont été raflé par des gens qui achetaient en gros pour que je sente qu’on est à la veille d’une explosion sociale. D’autres fois elle me décrit, avec des rires étouffés, la vie des gens du voisinage, ce qui me fait croire que le pays connait un répit. Elle ressent, comme un sismographe, ces vibrations qui annoncent parfois une accélération de la vie politique. Comme une carte de mémoire sa peau conserve les traces des décennies noires de la dictature. Des sensations et des émotions sont stockées sous forme de cristaux de douleur dans les replis de son corps. Sachant que mon père est un militant politique et qu’il pourrait se retrouver facilement en prison ou en exil, elle pensait déjà à la période de disette émotionnelle possible, ignorant tout de même que cette famine sentimentale allait durer en fait jusqu’à la mort de mon père en exil."

Sur l’exil

Quand on arrive en exil, on doit surmonter chaque jour de nouveaux obstacles, et apprendre rapidement de nouveaux codes. Tout est différent : les saisons, les habitudes alimentaires, le rythme de travail, les rapports amoureux. On a vite l’impression de se retrouver au milieu d’un film dont on ne connait ni le sujet, ni le réalisateur, ni les personnages qui s’agitent autour de nous. On va de surprise en surprise comme dans un rêve et c’est ce que devrait être la vie. Alors que celui qui reste au pays ne peut que tourner en rond dans un espace clos où chaque objet, chaque odeur, chaque saveur, lui rappelle l’absent. Ce qui m’a amené à penser que l’exilé est beaucoup plus celui qui reste que celui qui part. 

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Sur le travail de l’écrivain exilé

Nous avons chacun rêvé de ce retour pour finalement écrire un livre sur ce thème. Le vôtre c’est, en fait, toute votre œuvre. René Depestre qui vit à Lézignan-Corbières depuis des années dit que sa table d’écriture donne sur Jacmel, sa ville natale. Émile Ollivier qui a passé une grande partie de sa vie à Montréal affirme qu’il est Québécois le jour et Haïtien la nuit. C’est un étrange animal que celui qui vit hors de sa terre natale. Sa condition d’exilé lui permet d’ourdir une littérature qui n’est ni tout à fait de là-bas, ni tout à fait d’ici, et c’est tout son intérêt. Si vos thèmes sont argentins, votre style est français. L’un des apports les plus significatifs de l’exil dans la littérature c’est la notion du retour. D’autant plus intéressant qu’il s’avère impossible dans la réalité. On ne retourne pas au point de départ car le mouvement est incessant. Ces écrivains de l’exil ont redonné un nouveau sens au mot voyage. 

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Sur Haïti et le Québec

Ces deux sociétés m’ont structuré à la même échelle. […] Je suis un être en trois morceaux. Vingt-trois années en Haïti, des années qui ont fondé ma sensibilité, et près de 27 années qui ont activé ma capacité créative à Montréal, et 12 ans à Miami à écrire L’Autobiagraphie américaine. Mais les douze années passées à Miami où je n’ai fait qu’écrire sont encore des années montréalaises puisque je prenais l’avion dès que je terminais un roman pour le présenter à mes premiers lecteurs au Québec. Comme je ne cesse de le dire : si je suis né en Haïti, je suis né écrivain au Québec. 

L’hommage aux pionniers : Césaire, Gontron-Damas, Senghor

Pour moi ce fut d’abord ce trio qui a inscrit la dignité nègre au fronton de Paris : le Martiniquais Aimé Césaire, le Guyanais Léon Gontron-Damas, et le Sénégalais Léopold Seddar Senghor.  Ce dernier a occupé pendant dix-huit ans le fauteuil numéro 16.  C’est lui qui nous permit de passer, sans heurt, de la négritude à la francophonie.  Chaque fois qu’un écrivain, né ailleurs, entre sous cette Coupole, un simple effort d’imagination pourra nous faire voir le cortège d’ombres protectrices qui l’accompagnent. 

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>> Pour aller plus loin : lire l’intégralité du discours de réception de Dany Laferrière sur le site de l’Académie française

 

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