Sculpture : Jems Robert Koko Bi, l’homme trait d’union

Un pied en Allemagne, l’autre en côte d’Ivoire, l’artiste gouro établit des passerelles là où les mondes se séparent. Taillées dans du bois qu’il brûle volontiers, ses oeuvres saisissent par leur majesté.

Diaspora II (papier brulé) © Vincent Fournier/J.A.

Diaspora II (papier brulé) © Vincent Fournier/J.A.

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Publié le 1 juin 2015 Lecture : 5 minutes.

"Du feu renaît la vie." Jems Robert Koko Bi en est persuadé. Rien de paradoxal donc de brûler le bois qu’il sculpte avec force et délicatesse depuis une trentaine d’années. Bien au contraire. Tel le planteur qui craque une allumette dans un champ défriché pour que de nouvelles pousses puissent se nourrir de la terre embrasée, l’artiste ivoirien aime voir dans la flamme l’énergie vitale qui donne corps à ses créations.

Le bois se teinte naturellement, prend un nouveau visage, narre une histoire différente. Homme trait d’union entre la tradition et le contemporain, l’Afrique et l’Europe, la Côte d’Ivoire et l’Allemagne, Jems Koko Bi pratique un art de la traversée et établit des passerelles là où les mondes se séparent. Ses œuvres rappellent à l’Occident et à l’Afrique leur histoire commune, celle de l’esclavage, de l’entreprise coloniale, des rapports marchands dans une économie globale.

Barbichette

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Lors de la 55e Biennale de Venise, en 2013, le directeur du pavillon ivoirien, Yacouba Konaté, avait choisi de présenter Convoi royal, une barque taillée dans un bois blanc et dans laquelle s’entassent des têtes noires. Une œuvre qui évoque la fuite des cerveaux, non sans rappeler la traite et ses bateaux négriers, mais qui pourrait aussi suggérer les drames méditerranéens de l’émigration clandestine.

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Des thèmes que l’on retrouve régulièrement dans l’œuvre du sculpteur-performeur (Diaspora, Les Silhouettes d’Elmina, Les Enfants de Gorée, Asile…). "Les séquelles de la traite sont toujours visibles, défend Jems Koko Bi. Il faut en parler. L’art ne peut pas changer le monde mais le monde change l’art." Le travail de l’artiste ivoirien, sa vie, s’inscrivent dans le mouvement, l’entre-deux.

Né à Sinfra (au centre de la Côte d’Ivoire) en 1966, Jems Koko Bi a connu un premier exil forcé dès l’âge de 8 ans. Son père, un catholique converti, n’appréciait guère sont attrait pour les masques sacrés de son village et décida de l’envoyer vivre dans le nord-est du pays auprès d’un oncle gendarme. "Il m’a séparé de ma mère. Je ne la reverrais que dix-huit ans plus tard", confie-t-il, en triturant une longue barbichette… symbole d’un cordon ombilical trop tôt coupé, dit sa mère.

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"Koko Bi vient du pays gouro, explique le philosophe et critique d’art Yacouba Konaté. C’est un pays de masques où ceux-ci sont encore vivants et ont toujours une présence sociale forte. Son père a eu peur que les masques ne le dévorent intellectuellement. Cela a été une période très difficile pour lui. Mais Koko Bi est un rebelle, un vrai. Il a gardé cela, il n’est pas complaisant et fait ce qu’il veut."

Envoyé ensuite à Abidjan pour ses études, il décidera d’abandonner la faculté de lettres (espagnol) après avoir discuté avec des étudiants des beaux-arts au détour d’un gbaka (minibus qui sillonne la ville). Toujours intrigué par les masques et leur fort pouvoir d’attraction, il traîne alors sa silhouette longiligne à l’Institut national des arts (INA), où il rencontre un certain Barthélémy Toguo.

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Mais l’enseignement se réduisant à l’art occidental, l’expérience se révélera décevante… jusqu’à ce qu’un Allemand, Klaus Simon, propose un cours de sculpture sur bois. "C’est avec lui que j’ai appris, se rappelle Jems Koko Bi. Mais au début j’ai eu peur, car Klaus Simon travaillait l’iroko, un bois sacré chez nous. J’ai fait un blocage, car je viens d’une société dans laquelle seuls des initiés peuvent travailler ce matériau. Avant de faire quoi que ce soit, je suis retourné dans mon village pour demander l’autorisation aux anciens."

"Klaus Simon nous a demandé de raconter notre histoire. J’ai alors entrepris un long voyage à la recherche de moi-même. Depuis, je ne fais que marcher. C’est la raison pour laquelle je sculpte autant de pieds, de bateaux… Il n’y a pas de culture sans déplacement", avance l’artiste aujourd’hui installé en Allemagne, à Darmstadt (au sud de Francfort), où il a emmené avec lui six étudiants – issus de Côte d’Ivoire, du Togo, du Japon et d’Allemagne –, qu’il forme du 1er au 24 mai grâce à la vente des 24 sculptures (entre 9 000 et 30 000 euros pièce) réalisées en janvier et en février derniers à Abidjan et exposées par la dynamique galerie Cécile Fakhoury.

Après trente années de voyages, Jems Koko Bi, qui a pris l’habitude de travailler le frêne ou le peuplier européens, a redécouvert le bois ivoirien, l’iroko, le teck, la chaleur, le bruit. « C’était assez éprouvant », reconnaît celui qui expose quelques-unes de ses œuvres au Musée du Quai Branly aux côtés de celles réalisées par "les maîtres de la sculpture de Côte d’Ivoire".

Daro-daro

Présenté comme l’un des héritiers des auteurs des chefs-d’œuvre ivoiriens par le musée parisien, Jems Koko Bi, qui a été formé dans l’excellence de la tradition allemande, à l’Académie des beaux-arts de Düsseldorf, explique : "J’ai été influencé par les grands maîtres occidentaux, Rodin et Brancusi, que l’on nous a enseignés à l’INA, c’est certain. Mais je les ai oubliés pour rester moi-même. Aujourd’hui, c’est le mouvement du monde qui m’influence le plus. Mais je n’ai pas oublié que je suis un produit du passé. Je fais partie de la lignée, même si je n’ai pas été initié et qu’il n’y a pas eu de passage de flambeau. Je suis issu de cette culture. Ces sculpteurs ont été nos écrivains." Une filiation que cet homme déterminé a choisie.

Le bois, Jems Koko Bi l’a élu comme matériau de prédilection. Il travaille à la tronçonneuse, au ciseau et au chalumeau, avec respect, le plus souvent sur place, là où les bûcherons abattent les arbres, en forêt. C’est là d’ailleurs qu’exerçaient et exposaient les membres du Daro-Daro, un mouvement artistique dont il faisait partie et qui entendait bousculer le monde calfeutré de l’art en Côte d’Ivoire.

"C’est ce qui m’a intéressé chez lui. À une période où la récup était très tendance, lui est resté dans le bois. C’est un matériau qui peut paraître neutre, mais il permet à l’esprit de se libérer. La Côte d’Ivoire était une terre de sculpture. Il y avait cinq ou six écoles importantes, mais aujourd’hui il n’y a quasi plus de sculpteurs. Jems Koko Bi, c’est le sculpteur du moment. Un être sensible et engagé à la fois", explique Yacouba Konaté, qui a été le premier à l’exposer à la biennale de Dakar.

Dakar, Koko Bi en est un habitué. Il y a reçu le prix de la biennale en 2000. Et y a présenté notamment une œuvre monumentale, la tête de Nelson Mandela composée de 27 000 pièces de bois (1 000 par année que le père de la nation Arc-en-Ciel a passée en prison) et qui a inauguré une série hors norme, avec les bustes de Martin Luther King, de Gandhi et de mère Teresa.

Esprit libre, empreint d’une résilience à toute épreuve, Jems Koko Bi se nourrit de ce qui l’entoure pour se construire : "À Abidjan, on ne nous offrait pas l’opportunité de nous exprimer. Mais on a pris les ruines que les politiques ont laissées pour réagir et pour bouger. Le bel art vient des décombres. Je suis dans les décombres."

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