Maroc : inoxydable Benkirane
On le disait usé par le pouvoir, forcé d’avaler des couleuvres, affecté par la perte de son bras droit, Abdellah Baha. Mais le chef du gouvernement a relevé la tête, soignant ses relations avec le Palais et réservant ses flèches pour l’opposition.
Question : « Monsieur le chef du gouvernement, avez-vous, durant ce qu’il reste de votre mandat, une stratégie claire, détaillée et opérationnelle pour combattre le chômage ? » Réponse : « Oui, nous en avons une. Inch’allah. » Éclats de rire, applaudissements, sourire gêné de Rachid Talbi Alami, président de la première chambre du Parlement, ce 26 mai. Abdelilah Benkirane vient encore de frapper. Il y a quelques semaines, il provoquait un tollé en traitant ses opposants d’ »imbéciles ». Cette fois, il a choisi de calmer le jeu et de plaisanter. Depuis sa nomination, en janvier 2012, le chef du gouvernement marocain multiplie sorties fracassantes et bons mots. Son goût de la castagne a parfois transformé les débats parlementaires en souk, où il exerce son sens de la repartie. Les internautes appellent ça le « Benkishow ». Et ça plaît. Sur la Toile, de nombreuses vidéos du zaïm islamiste dépassent les 300 000 vues, parfois plus. En tête de gondole, ses prises de bec avec l’opposition, ses interviews, dont une, par un journaliste d’une radio locale, avoisine les 500 000 vues. Une chaîne YouTube affiliée aux services de communication du Parti de la justice et du développement (PJD), qu’il dirige, recense toutes ses interventions. Y compris ses adresses hautes en couleur aux militants. Si Benkirane étonne, c’est aussi quand il détonne. Une petite réflexion sexiste par-ci, un tacle contre ses opposants par-là. Le plus important dans le style est la variété d’attitudes et de registres qu’il s’offre.
« Jaloux »
C’est certainement ce qui déroute le plus ses « adversaires », comme il préfère les appeler. À commencer par les chefs de l’opposition. Patrons respectivement de l’Istiqlal et de l’Union socialiste des forces populaires (USFP), Hamid Chabat et Driss Lachgar ne décolèrent pas contre le leader islamiste. Ils lui reprochent de ne pas réformer assez vite (retraites, emploi, dialogue social), d’avoir rogné le pouvoir d’achat (hausse des prix du carburant et de l’électricité) et, surtout, de ne pas respecter les institutions et de trop faire état de sa relation avec le roi dans sa communication. Rejoints par les dirigeants du Parti Authenticité et Modernité (PAM) et de l’Union constitutionnelle (UC), les deux hommes ont protesté officiellement auprès du Palais. La doléance a été entendue, mais par des conseillers du roi seulement, ce qui est un message. Même si le secrétaire général du PAM a tenté d’expliquer que « le Palais [était] mécontent » de son utilisation dans la mêlée politique, c’est bien le chef du gouvernement qui a gagné cette manche-là. À ceux qui réclament sa démission et/ou l’organisation de législatives anticipées, il répond : « Votez la motion de censure ou faites sortir le peuple contre moi, mais laissez les ânes en paix [allusion à une manifestation précédente de Chabat]. » Si Benkirane se permet d’être borderline avec ses rivaux politiques, c’est aussi parce qu’il jouit d’une relation apaisée avec le roi. « Chabat et Lachgar sont jaloux, explique-t-on au PJD, ils aimeraient être à sa place et sont agacés. »
>> Lire l’interview du chercheur Mohamed Masbah : « Benkirane et le roi sont interdépendants »
Au côté de l’un de ses principaux rivaux, Driss Lachgar, patron de l’USFP, le 14 décembre 2012 à Bouznika. © Alexandre Dupeyron/J.A.
Spirituelle
Si certains revendiquent le titre d’opposition de Sa Majesté, le gouvernement, lui, gère le pays avec la bénédiction royale. « J’ai clairement dit aux Marocains, depuis que j’ai été nommé par Sa Majesté, que s’ils cherchaient un Premier ministre qui s’opposerait à leur roi, ils devraient chercher quelqu’un d’autre. » Et Benkirane ne manque jamais une occasion de rappeler que lui et son parti sont « arrivés [au pouvoir] pour travailler avec le roi, pas contre lui ». Un discours rassurant qui vient rappeler l’un des fondamentaux des moeurs politiques marocaines : le roi gouverne, mais il est au-dessus du jeu politique. Pour Benkirane, si cohabitation il y a, elle est très fortement hiérarchisée. La légitimité royale est dynastique et constitutionnelle. Elle est spirituelle (art. 41) et temporelle (art. 42).
Le chef du PJD rappelle par ailleurs que sa légitimité est électorale et populaire. Son parti est arrivé largement en tête des élections de 2011 et, selon les sondages, il reste lui-même très populaire. En tout cas, la personnalité préférée des Marocains. Selon le baromètre publié en mars dernier par l’institut Averty pour le compte du think tank Tariq Ibnou Ziyad Initiative (Tizi), le chef de gouvernement a toujours la cote ; 62 % des sondés lui font confiance et 54 % sont satisfaits de son action. Des chiffres qui ont ravi les islamistes, même si la méthodologie de cette enquête est dénoncée par des spécialistes. Dans tous les cas, le bilan des islamistes au pouvoir passe au second plan derrière les qualités personnelles de Benkirane. Débatteur habile, pragmatique quand il le faut, courageux quand la décision lui paraît juste, il a su prendre des risques. Par exemple en réduisant graduellement les subventions sur les hydrocarbures, ce qui a diminué les dépenses de compensation et soulagé les finances publiques. Pour cette réforme jugée nécessaire – prête de longue date mais toujours retardée par peur d’une grogne sociale -, Benkirane a su choisir le bon timing. La décompensation a été progressive, ce qui a permis de faire passer la pilule de la hausse des prix. C’est pour l’instant la seule réforme d’envergure dont son gouvernement peut se targuer. D’autres mesures sociales (pensions pour les veuves, hausse des bourses d’éducation) sont moins imposantes statistiquement, mais elles accréditent l’idée d’une fibre sociale. Plutôt ultralibéral en matière économique, le secrétaire général du PJD annonce une réforme prochaine du régime des retraites de la fonction publique. Et n’a pas peur de la surenchère. Interrogé sur Al-Jazira, il a fait mine de s’indigner : « Nous sommes le pays le plus généreux au monde. Dans la fonction publique, il est possible de partir avec une pension supérieure au dernier salaire perçu. Juste avant la mort du frère Baha, nous étions à deux doigts d’annoncer un accord avec les syndicats. Mais nous allons y parvenir. »
Relève
Au-delà de sa relation fusionnelle avec Abdellah Baha, son bras droit disparu en décembre 2014 dans un accident ferroviaire, Benkirane sait pouvoir compter sur des ministres engagés. Il vient de se séparer douloureusement de deux dirigeants de son parti : les ministres Soumia Benkhaldoun et El Habib Choubani (déjà marié) ont dû démissionner sous la pression de l’opinion publique après la révélation de leur union. Un ministre polygame aurait fait désordre, ce que le Premier ministre a compris. Mais la relève existe et, depuis fin 2013, le cabinet s’est renforcé avec l’entrée de profils plus gestionnaires issus du Rassemblement national des indépendants (RNI) et d’autres technocrates, non encartés. Cette alliance, présentée comme le mariage de la carpe et du lapin, permet de répartir la pression politique et a certainement évité aux islamistes marocains un scénario à l’égyptienne.
Restent les promesses non tenues : la « lutte contre la corruption », érigée en slogan électoral en 2011 – un « emprunt » au Mouvement du 20-Février -, se fait attendre. « [Benkirane] a réussi à rester au pouvoir, mais sans feuille de route, ni projet ambitieux. Le gouvernement lutte encore pour sa survie. Pour être honnête avec l’opinion, reconnaissons que l’expérience marocaine, en dépit de la stabilité dont elle jouit, demeure très fragile et réversible. La promesse de transition démocratique ne s’est pas encore enracinée », analyse Taoufik Bouachrine, patron du quotidien Akhbar al-Youm, réputé proche du PJD, mais qui ne se prive pas de le critiquer. Alors que l’échéance des législatives de 2016 approche, ces promesses non tenues sont aujourd’hui l’un des arguments de Benkirane pour rempiler à la tête du gouvernement. Encore faut-il qu’il conserve les rênes du parti. Or les règles statutaires de celui-ci prévoient une limitation à deux mandats comme secrétaire général. Mais on ne voit guère ce qui empêcherait un petit amendement. Après tout, les statuts du parti islamiste ne sont pas le Coran.
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