Laurent Giacobino : « Les médias en ligne au Maghreb sont très récents, mais en plein boom »

Quatre ans après le début des Printemps arabes, Laurent Giacobino dresse un bilan de l’évolution des médias en ligne au Maghreb et au Machrek. Interview.

Des blogueurs égyptiens en janvier 2011. © AFP

Des blogueurs égyptiens en janvier 2011. © AFP

Publié le 4 juin 2015 Lecture : 6 minutes.

Le boom de l’information en ligne a bouleversé les codes de l’information dans le monde arabe où la population, du Maroc à la Jordanie, consulte aujourd’hui la presse via Internet autant qu’elle la partage sur son compte Facebook. Depuis les révolutions de 2011, le mouvement s’est amplifié, notamment en Tunisie et en Égypte. Auparavant blogueurs, certains internautes sont aujourd’hui devenus des dirigeants de sites web influents.

Expert du développement des médias et de la liberté d’expression sur Internet depuis 10 ans, c’est en observateur averti que Laurent Giacobino a étudié l’impact et le rayonnement des nouveaux médias dans huit pays du monde arabe. Il dresse, à travers son "Panorama des médias en ligne" publié le 19 mai, un bilan de cette mutation qui a touché les pays arabes de plein fouet.

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Jeune Afrique : Pourquoi avez-vous choisi huit pays du monde arabe comme objets d’étude pour votre panorama ?

Laurent Giacobino : L’agence française de coopération pour les médias (Canal France International, CFI) à l’origine du projet, a voulu un travail sur l’information en ligne dans le monde arabe, région très productive dans le secteur des médias depuis 2011. Cette étude était une bonne opportunité de se rendre compte du travail accompli par les citoyens et les acteurs des médias arabes depuis quatre ans.

Les objectifs du Panorama sont multiples. Il nous a paru nécessaire, avant tout, de capitaliser et de formaliser les connaissances acquises depuis 2011 par les différents projets et initiatives de l’agence, comme la création de forums et de cadres de formations dans plusieurs villes arabes. De plus, il est important que les conclusions que fournit l’étude soient partagées, car elles permettent de réfléchir à la situation des pays arabes, du Maghreb au Machrek.

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Avez-vous rencontré des difficultés à obtenir des résultats dans certains pays ?

La récolte d’information a été plus ou moins difficile selon les pays étudiés. En Syrie, la tâche n’a pas été simple, compte tenu de la situation politique. Néanmoins, les difficultés à obtenir des informations étaient surtout dues à un manque de données fiables, plutôt qu’à des réticences de nature politique. Il n’existe en effet que très peu d’études précises, où les utilisateurs seraient catégorisés en fonction de leur âge, de leur sexe, ou de leur région.

Avez-vous constaté de fortes disparités entre le Moyen-Orient et le Maghreb, concernant l’accès aux médias en ligne ?

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Il existe bien des différences. La pénétration internet des États du Moyen-Orient est par exemple beaucoup plus importante qu’au Maghreb : le plus flagrant est la pénétration Internet de l’Algérie, 17 %, par rapport à celle du Liban (71 %). Ensuite, j’ai également constaté une disparité régionale en ce qui concerne le nombre de sites d’information parmi les cinquante sites les plus visités du pays : la Palestine atteint le nombre de 30, quand le Maroc est à 12. Au vu de ces chiffres, on en conclut que le dynamisme des médias penche du côté du Machrek. Mais il ne faut pas oublier que les médias en ligne au Maghreb sont très récents, et on constate tout de même un boom de leurs consultations ces dernières années.

Depuis les révolutions de 2011, y’a-t-il eu des réformes du secteur des médias et des volontés politiques allant dans ce sens ?

Absolument, et je dois dire qu’il y en a eu quasiment dans tous les pays. La Tunisie, dans sa nouvelle Constitution du 26 janvier 2014, donne par exemple une réelle place à la liberté d’information et d’expression. En Algérie, un vrai débat s’est engagé ces dernières années sur la place des médias en ligne dans la société.

La loi organique de 2012 sur l’Information, présentée comme un assouplissement des règles qui régissent la presse, a pourtant laissé sceptiques les médias algériens. La Jordanie a cependant pris le chemin inverse : un décret royal de 2012 obligeant les sites web à s’enregistrer et à payer leur mise en ligne a précipité la fermeture de la moitié d’entre eux. Le gouvernement, qui voulait au départ avec cette loi assainir le secteur des médias, l’a au final amputé d’une bonne partie de ses acteurs.

Les médias traditionnels arabes ont-ils réussi leur transition numérique ?

Le tournant du digital n’a pas été pris de la même manière par tous les acteurs de la presse arabe. Une grande part ne s’y est  d’ailleurs pas beaucoup intéressée. Les grands quotidiens algériens, très prospères et possédants un lectorat fidèle depuis de nombreuses années font le strict minimum en matière de numérique. Ils ne souhaitent pas par ailleurs revoir leur modèle économique. Ce n’est pas le cas partout. En Tunisie, les leaders du marché de la presse sont des Web radios, Shems FM et Mosaïque FM, ainsi que le site du journal al-Chourouk. Leurs dirigeants ont une vrai volonté de capitaliser sur leur public, et d’investir dans le numérique, en créant une rédaction web, et en recrutant des web manager.

Vous constatez dans votre rapport l’utilisation de plus en plus régulière de l’arabe dialectal dans les médias en ligne. Pourquoi les éditeurs font-ils ce choix ?

L’arabe littéraire, dans la tête d’une partie de la population, est associé au pouvoir et à l’élite de la société. C’est pour cela qu’on constate un rejet de cette langue. De plus, elle n’est pas comprise par la totalité du peuple, comme au Maroc par exemple, où l’on parle la darija. Les dirigeants des médias en ligne ont donc d’abord vu l’opportunité économique que pouvait représenter un site en arabe dialectal, car en utilisant la langue du quotidien, ils touchaient une part beaucoup plus grande de lecteurs. Ils ont aussi eu la volonté de livrer une information plus régionale, plus proche de la vie quotidienne des citoyens.

Vous décrivez également dans votre diaporama l’accès mobile de plus en plus courant. En quoi l’utilisation de la 3G a-t-elle changé l’information ?

Les opérateurs mobiles comptent aujourd’hui trois fois plus d’utilisateurs qu’il y a dix ans. L’utalisation des mobiles est un catalyseur de la démocratisation du Web. Par ailleurs, les internautes se dirigent de moins en moins vers une connexion sur un ordinateur, celle-ci étant beaucoup plus cher qu’une simple carte prépayée pour mobiles. De plus, on constate une utilisation différente via les téléphones, en raison de leur format, qui va de pair avec le boom des réseaux sociaux.

Vous précisez dans votre rapport que les pure players ont connu un véritable boom après les révolutions. Qui sont leurs créateurs ?

Il y a trois catégories de dirigeants de pure players. Les plus nombreux sont des anciens blogueurs, très actifs sur les réseaux sociaux, qui utilisaient leur blog comme outil militant, notamment pendant les révolutions de 2011. Ensuite, on a vu émerger des créateurs de sites dont le but était de faire du business : avec un investissement minimum, certains réussissent à générer des revenus par la suite. Ce cas est par exemple très courant en Jordanie, il l’est beaucoup moins au Maghreb.

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Enfin, certains journalistes dits "traditionnels", issus de la presse écrite, se sont eux aussi mués en créateurs de pure-players, la plupart du temps pour échapper à la censure. Le Web devient alors une véritable opportunité, qui leur permet également de toucher un autre modèle économique, chez des journalistes parfois dans l’impasse financière. C’était par exemple le cas de l’ancien site marocain Lakome, dont le créateur travaillait au Journal hebdomadaire. Sa production avait cessé en 2010.

Quelles sont les modèles économiques des pure players, ces sites qui ne sont adossés à aucun groupe de presse ?

Il est aujourd’hui très difficile pour les pure players de vivre sans publicité, même si les revenus qui en découlent sont limités, en raison notamment de la frilosité des investisseurs.  Pour réussir à vivre économiquement, de nombreux sites se sont tournés vers des modèles économiques innovants. Certains proposent des services éditoriaux, comme la traduction, ou encore des créations, des reportages, destinés à d’autres médias ou à des agences onusiennes. C’est par exemple le cas de Hiber en Jordanie, ou de Mada Masr en Égypte.

D’autres investissent dans des espaces de co-working, ou créent des boutiques en ligne, où ils vendent des objets estampillés de leurs logos. Le site du journal libanais L’orient le Jour a choisi lui d’inclure une partie payante. Cela leur permet de s’assurer d’un certain équilibre financier. Cependant, cette démarche est adaptée au lectorat du journal, constituée majoritairement de la diaspora libanaise. Ce système est impossible à mettre en place dans d’autres pays arabes, et inimaginables pour des pays du Maghreb.

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