La Tunisie prend du retard en Afrique subsaharienne

Présentes sur les marchés européen et maghrébin, les entreprises tunisiennes brillent par leur absence au sud du Sahara. Héritée en partie de l’ancien régime, cette situation tarde à se débloquer.

Tunisair ne dessert que trois destinations africaines hors Afrique du Nord : Dakar, Abidjan et Bamako. Un obstacle au déploiement extrarégional des groupes tunisiens. © Sylvain Cherkaoui/JA

Tunisair ne dessert que trois destinations africaines hors Afrique du Nord : Dakar, Abidjan et Bamako. Un obstacle au déploiement extrarégional des groupes tunisiens. © Sylvain Cherkaoui/JA

Julien_Clemencot

Publié le 18 décembre 2012 Lecture : 6 minutes.

Mi-novembre, dans les salons de l’hôtel InterContinental de Genève, en Suisse. Quelque 500 patrons profitent de l’Africa CEO Forum – coorganisé par le groupe Jeune Afrique et la Banque africaine de développement (BAD) – pour étoffer leur réseau, repérer des opportunités d’affaires et, pour certains, conclure des contrats. Parmi eux, une douzaine d’Algériens, une vingtaine de Marocains… mais seulement quatre Tunisiens. Une présence réduite pas totalement surprenante pour un observateur averti. Alors que le continent fait l’objet de toutes les convoitises françaises, chinoises ou marocaines, rares sont les dirigeants tunisiens pour qui il représente une réelle priorité. Preuve de cette indifférence, la cession – pas encore officielle – de l’opérateur mauritanien Mattel par Tunisie Télécom. Pourtant, compte tenu des incertitudes qui pèsent sur la scène intérieure, beaucoup de sociétés doivent en partie miser sur leur internationalisation.

Si les exportations vers les pays subsahariens ont progressé de 120 % en cinq ans, leur montant reste globalement faible : environ 311 millions d’euros, dont un tiers concentré sur les huit pays de l’Union économique et monétaire de l’Afrique de l’Ouest (UEMOA). Les investissements tunisiens au sud du Sahara sont, eux, quasi négligeables. Le discours du gouvernement sur l’intérêt stratégique de l’Afrique a beau s’affirmer, les moyens consacrés au développement de ces marchés manquent cruellement, explique en substance Abdellatif Hamam, directeur général du Centre de promotion des exportations (Cepex). Même constat au sein des grands groupes tunisiens, selon Aziz Mebarek, cofondateur de la société de capital-investissement Tuninvest, présente depuis quinze ans au sud du Sahara. « Beaucoup y pensent, mais peu mettent en place des plans d’action pour concrétiser leurs intentions », déplore-t-il.

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Rares sont les patrons pour qui le continent représente une priorité.

Débouchés naturels

Pour Ismaïl Mabrouk, qui copilote avec son frère Mohamed Ali l’un des premiers groupes du pays, cette situation tient avant tout à la position géographique de la Tunisie. « La Libye et l’Algérie représentent deux débouchés naturels pour nos entreprises », constate-t-il. Ce sont donc sur ces marchés à fort potentiel que des groupes comme Mabrouk, Poulina, Alliance, Altea Packaging ou Telnet se sont concentrés au cours de la dernière décennie pour diversifier leur clientèle. Plus de 2 600 sociétés tunisiennes seraient inscrites sur le registre du commerce algérien… quand elles sont au maximum 500 à opérer sur l’ensemble des pays subsahariens, selon le Cepex. « Les groupes ont pris du retard à cause de leur mode de gestion, souligne un PDG tunisien. La direction est trop centralisée, la transmission aux héritiers a parfois trop tardé. En outre, pendant longtemps, les patrons tunisiens traînaient les pieds dès qu’il fallait voyager plus d’une journée. »

« Nous manquons d’ambassadeurs dans tous les domaines », analyse Abdellatif Hamam. Et notamment au niveau diplomatique. Ainsi, quand le Maroc possède 21 représentations au sud du Sahara, la Tunisie doit se contenter de neuf. Et ces relais sont d’autant moins efficaces que les effectifs, obligés d’opérer sur plusieurs pays, sont limités. Un dispositif symbolique de la politique de l’ancien régime, orientée vers la sous-traitance des marchés européens, qui représentent toujours 78 % des exportations tunisiennes. Si bien que « quand l’Europe tousse, comme c’est le cas aujourd’hui, c’est la Tunisie qui s’enrhume », admet Tarek Chérif, président de la Confédération des entreprises citoyennes de Tunisie (Conect). « Ben Ali cherchait à limiter l’essor des opérateurs économiques pour qu’ils ne deviennent pas un contre-pouvoir. Avoir trop de visibilité, c’était risquer la prédation de l’entourage du palais de Carthage. Aujourd’hui, nous n’avons pas d’aides, mais nous sommes libres », explique Bassem Loukil, dont le frère Walid intensifie depuis la révolution le développement du groupe familial – Loukil – en Afrique subsaharienne.

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Cliquez sur l'image.Addis-Abeba loin devant

L’Éthiopie est le premier client subsaharien de la Tunisie, devant le Sénégal. Doté d’un marché intérieur dynamique, le pays d’Afrique de l’Est représente en outre une plateforme de transit vers les États voisins pour l’industrie pharmaceutique, les secteurs mécanique et électrique, les matériaux de construction, le textile et l’agroalimentaire. La troisième place du Rwanda tient à l’attribution du contrat d’électrification rural à la Société tunisienne de l’électricité et du gaz (Steg, entreprise publique). Suivent, en quatrième et cinquième positions, les partenaires traditionnels que sont le Cameroun et la Côte d’Ivoire.

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Vide bancaire

Résultat : même si quelques groupes structurés comme Soroubat (BTP), SCET (ingénierie) ou Tuninvest (finance) se distinguent, l’économie tunisienne manque de locomotives sur le continent. À commencer par le secteur bancaire. « Obtenir des financements ou une assurance-crédit pour travailler sur les marchés africains est très difficile, surtout pour les PME, rappelle Tarek Chérif. Avec BMCE Bank [implanté dans douze pays subsahariens via Bank of Africa, NDLR] et Attijariwafa Bank [sept pays subsahariens], les entreprises marocaines n’ont pas ce problème. » Sous-capitalisées, handicapées pour certaines par des créances douteuses, pas une banque tunisienne n’est pour le moment venue combler ce vide, même si Banque internationale arabe de Tunisie (Biat) ou Amen Bank nourrissent quelques ambitions. « Dans les années 1970, nous avions pourtant une longueur d’avance, avec la prise de participation de STB [Société tunisienne de banque, principale banque publique] dans Sonibank au Niger », déplore le président de la Conect. Aujourd’hui, le Maroc pourrait encore creuser l’écart grâce au projet Casablanca Finance City, un hub financier largement tourné vers l’Afrique. « Un projet similaire aurait du sens en Tunisie s’il avait un positionnement complémentaire, en misant par exemple sur la finance islamique. Avoir un marché des capitaux dynamique est essentiel pour accompagner les entreprises à l’international », plaide Jalloul Ayed, ancien ministre tunisien des Finances.

Pour aider les entreprises nationales à jouer la carte de l’Afrique, Tunis devra aussi apporter des solutions aux difficultés logistiques qui nuisent à la fluidité des échanges. C’est notamment le cas dans le domaine aérien. Ainsi, quand Royal Air Maroc offre à Casablanca une véritable plateforme vers le continent avec 25 destinations africaines hors Afrique du Nord, Tunisair ne dessert que Dakar, Abidjan et Bamako. Même indigence concernant le transport par bateau. « Il n’y a pas de route maritime vers l’Afrique subsaharienne à partir du port de Radès. Les transbordements doivent être effectués en Europe », regrette Bassem Loukil.

Des obstacles qui ne dissuadent pas tous les chefs d’entreprise. « Bien sûr que l’Afrique reste un marché d’avenir ! Croyez-moi, la croissance ivoirienne [8,6 % prévus en 2012] ne laisse personne insensible », jure Tarek Chérif, qui, fin octobre, s’est rendu à Abidjan avec une vingtaine de patrons. « Grâce aux appuis apportés par les bailleurs internationaux, il y a beaucoup d’opportunités », confirme Bassem Loukil. Un discours également relayé par Abdellatif Hamam après sa récente visite au Niger : « Nos entreprises sont petites ? Et alors ? C’est souvent bien perçu par leurs homologues africaines qui hésitent à discuter avec les multinationales. » Mais le directeur général du Cepex sait aussi que, pour réussir, elles doivent de plus en plus souvent apporter des financements à leurs clients. Un dispositif actuellement en discussion avec le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie pourrait apporter un début de solution en fédérant les banques publiques.

Revanche maghrébine

À la traîne par rapport au Maroc dans ses échanges avec les pays subsahariens – le royaume y exporte deux fois plus -, la Tunisie est en revanche loin devant lorsqu’on considère les exportations des deux nations vers les autres pays maghrébins : 1,075 milliard d’euros pour Tunis en 2011, contre 268 millions pour Rabat (et 1,135 milliard pour Alger, dont le commerce extérieur repose presque exclusivement sur les hydrocarbures).

C’est la Libye qui consomme le plus de biens tunisiens (566 millions d’euros), devant l’Algérie (337 millions) et le Maroc (173 millions). Outre les produits agroalimentaires (environ 40 % du total), Tripoli importe des matériaux de construction, des produits électriques et des composants télécoms. De nombreux groupes tunisiens espèrent tirer parti de la reconstruction du pays et de l’essor de secteurs comme la distribution.

Le marché algérien, dont le Maroc est en partie privé en raison des relations difficiles entre les deux pays, fait aussi rêver beaucoup de sociétés tunisiennes. Mais l’application de droits de douane élevés (parfois plus de 30 %) limite leur attractivité, alors qu’un accord de libre-échange est appliqué par Tunis. Un sujet de mécontentement évoqué par Wided Bouchamaoui, présidente de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica), lors de sa visite à Alger le 2 décembre. Le renforcement des liens entre les deux pays est d’ailleurs également réclamé par le milieu des affaires algérien. Slim Othmani, PDG de NCA-Rouiba (leader national des jus de fruits), plaide par exemple pour la création d’un fonds d’investissement privé algéro-tunisien. A contrario, le Maroc, concurrent sur les marchés européens, ne fait pas figure de cible prioritaire pour la plupart des entreprises tunisiennes. À l’exception des producteurs de dattes, dont c’est le premier marché. J.C.

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