Turquie – Rusen Çakir : « Erdogan a fait des erreurs stratégiques »

Lors des législatives du 7 juin, le parti AKP, au pouvoir depuis douze ans, a perdu sa majorité absolue au Parlement. Un camouflet pour Recep Tayyip Erdogan. Spécialiste de l’islam politique turc et biographe du président, Rusen Çakir a suivi cette campagne sur le terrain. Il en livre son analyse à Jeune Afrique.

Recep Tayyip Erdogan. © AFP

Recep Tayyip Erdogan. © AFP

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Publié le 17 juin 2015 Lecture : 6 minutes.

Le 7 juin se sont tenues des élections législatives cruciales en Turquie. Obtenant seulement 40,8% des voix, l’AKP islamo-conservateur a subi un revers, perdant près de dix points par rapport aux législatives de 2011 et sa majorité absolue au Parlement. Pour la première fois en douze ans de pouvoir, il ne peut gouverner seul. Et le président, Recep Tayyip Erdogan, qui s’était jeté à corps perdu dans la campagne, se retrouve en position de faiblesse. Il n’est plus en mesure de changer la Constitution, d’abolir le système parlementaire et d’instaurer un régime où ses pouvoirs auraient été quasi illimités.

L’opposition a fait bloc pour lui barrer la route. Le CHP (centre gauche kémaliste) a recueilli 24,9% des voix et le MHP (extrême droite ultranationaliste), 16,2%. Mais ce sont les 13,1% du HDP prokurde qui coûtent à l’AKP sa majorité. En passant le barrage de 10% en deçà duquel ils n’auraient pu avoir de députés, le HDP et son leader, Selahattin Demirtas, ont confirmé qu’ils avaient fait le plein de leur électorat kurde et que leur politique d’ouverture aux franges libérales de la société était un succès.

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Rusen Çakir, journaliste à Habertürk, est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’islam politique turc et d’une biographie d’Erdogan. Très présent sur le terrain durant cette campagne des législatives, il en livre son analyse à J.A.

Jeune Afirque : comment la campagne s’est-elle déroulée ?

Rusen Çakir : Elle s’est jouée entre l’AKP et le HDP, et entre leurs leaders respectifs : Erdogan et Demirtas. Le Premier ministre, Ahmet Davutoglu, était complètement effacé.

Erdogan a dominé la campagne, mais pour la première fois de sa carrière il a fait des erreurs stratégiques. Et en essayant de les rattraper, il s’est encore plus enfoncé.

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Quelles erreurs ?

Il a nié l’existence la question kurde et interrompu le processus de paix [dont il était pourtant l’instigateur, NDLR]. Il s’est attaqué au HDP et à Demirtas, a proféré des insultes, menti, bref, il a mené une guérilla verbale contre le parti kurde. Pour séduire ses électeurs, il a invoqué l’islam, a brandi le Coran traduit en kurde et répété que les dirigeants du HDP n’étaient pas des musulmans mais des zoroastriens [religion antéislamique originaire de la Perse antique, NDLR] !
Erdogan, l’AKP et la presse à leur dévotion ont fondé toute leur campagne contre le HDP car ils avaient compris que la frange la plus pieuse des Kurdes allait basculer en faveur de ce parti. Ils ont donc utilisé l’islam comme faire-valoir. Puis, constatant que cet argument ne prenait pas, ils ont fait machine arrière, ce qui a encore accéléré le départ de ces électeurs vers le HDP.

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Jusque-là environ la moitié des Kurdes votaient pour l’AKP…

Oui, déjà dans les années 1970 et 1980, les partis Milli Selamet et Refah, ancêtres de l’AKP, reposaient sur une base électorale kurde de 20 à 40%. Plus récemment, lors du référendum de 2010 sur la Constitution [sur la limitation des pouvoirs de la hiérarchie judiciaire et de l’armée, NDLR], l’AKP avait bénéficié d’un soutien massif des Kurdes malgré l’appel au boycott du HDP.

Quelle leçon tirez-vous de ce scrutin ?

Le grand message de ces élections, c’est que les Kurdes ont choisi le HDP comme leur unique représentant. Pas seulement dans certaines villes du Sud-Est – l’AKP n’y compte parfois aucun député, du jamais vu ! –, mais aussi dans des métropoles comme Istanbul, Izmir, Adana, Mersin.

Erdogan était-il conscient qu’il perdait le vote kurde ?

J’étais sur la place Istasyon, à Diyarbakir [« capitale » des Kurdes de Turquie, NDLR] lors de son meeting du 3 mai. Je l’avais déjà vu six fois à cet endroit : lors des municipales de 2004, des législatives de 2007, etc. Cette fois il y avait peu de monde, peu d’enthousiasme, et il a prononcé le plus mauvais discours de sa carrière. Erdogan connaît très bien Diyarbakir et les Kurdes, il savait qu’il les perdait.

J’étais également présent lors du meeting d’Ahmet Davutoglu le 31 mai. Il a été encore pire qu’Erdogan. Plus agressif, plus islamiste. Je le connais depuis des années et je ne l’ai pas reconnu : il s’était transformé en une sorte de leader du Hamas ! Lors du meeting du HDP, le 5 juin, au contraire, la foule était immense, dynamique. Hélas Selahattin Demirtas n’a pu s’exprimer car deux bombes ont explosé [bilan : 4 morts et des centaines de blessés, NDLR].

Le HDP n’a pas seulement fait le plein des voix kurdes. Il s’est ouvert à la gauche et aux libéraux…

Nombre d’observateurs soulignent la contribution des non kurdes au HDP. En réalité, ce soutien a plutôt été symbolique. En quantité, ce sont les Kurdes qui ont voté pour le HDP. Mais la qualité du soutien des non kurdes est importante et a contribué à la dynamique d’ensemble. Pourtant, même sans cet apport, le HDP aurait franchi le barrage de 10%. Il a surfé sur une immense vague, tout le monde ne parlait que de lui.

De fait, son discours de « gauche plurielle » a séduit les jeunes, les femmes, les minorités, les écologistes…

En effet, il a trouvé des candidats représentatifs de la société : des chrétiens, des femmes voilées, des socialistes, etc… qui ont formé une vraie coalition avec pour mots d’ordre la paix, la démocratie et la liberté. Et le slogan de Demirtas : « On ne laissera pas Erdogan être président » [avec des pouvoirs quasi illimités, NDLR] a fait mouche.

Beaucoup de Turcs ont aussi voté HDP par pure tactique, pour faire perdre à l’AKP sa majorité parlementaire.
Seul le HDP pouvait arithmétiquement empêcher l’AKP de gagner, c’est vrai. Mais s’il n’y avait pas eu cette marche des Kurdes vers le HDP il ne serait rien passé.

Selahattin Demirtas, 42 ans, est l’étoile montante de la politique turque. Il avait déjà conquis les cœurs lors de la présidentielle de 2014. Qui est-il, et comment s’est comporté durant cette campagne ?

C’est un homme très calme, très sympathique et très intelligent. Ancien avocat pour une association des droits de l’homme, marié à une institutrice, il a deux filles et mène une vie simple. Ses passages dans les médias ont été très remarqués et il a réalisé de forts taux d’audience.

Pour résoudre les problèmes du pays, il aurait besoin de temps, or il n’en a plus.

Ces législatives constituent-elles une défaite personnelle pour Erdogan ?

Oui, c’est son échec. Dès le lendemain des élections, tout le monde l’a dit, et il a perdu de sa popularité. S’il y avait une élection présidentielle aujourd’hui, il ne recueillerait pas 52% [score qu’il avait obtenu en août 2014, NDLR].

Après cette déception, y a-t-il un risque de scission au sein de l’AKP ?

Il est trop tôt pour le dire. Ils n’ont pas encore perdu le pouvoir.

Le président envisage, dit-on, de convoquer des législatives anticipées afin de  « se rattraper ». Quelle en serait l’issue selon vous ?

Le HDP obtiendrait plus de 15% et le MHP [extrême droite ultranationaliste, NDLR] 20% environ. Ces deux partis passeraient chacun de 80 à 100 députés, au moins. En cas de nouvelles élections, la poussée du HDP et du MHP se confirmeront, tout comme la chute de l’AKP et le léger tassement du CHP [centre gauche].

Depuis des mois on reproche à Erdogan son autoritarisme. Cette défaite va-t-elle le faire évoluer ?

Il a appelé les partis d’opposition à se montrer responsables et à ne pas plonger la Turquie dans l’instabilité. Mais c’est trop tard, il ne peut pas changer, plus personne n’y croit. Comment pourrait-il jouer un rôle d’arbitre alors qu’il n’a été ni calme ni neutre pendant la campagne ? Comment pourrait-il résoudre la crise alors qu’il est lui-même au centre de la crise, et qu’il en est l’incarnation même ? Pour résoudre les problèmes du pays, il aurait besoin de temps, or il n’en a plus.

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