Issad Rebrab : l’Afrique, Cevital et moi
Issad Rebrab, fondateur et président du groupe algérien Cevital, répond aux questions de Jeune Afrique. Expansion panafricaine, tracasseries amdinistratives et sécurité alimentaire : le grand patron donne son opinion sans langue de bois.
Propos recueillis par Nicolas Teisserenc, à Genève.
Jeune Afrique : Vous avez effectué récemment un voyage dans plusieurs pays subsahariens. En quoi consiste votre stratégie dans ces pays ?
Issad Rebrab : Ces dernières années, le groupe Cevital s’est développé surtout en Algérie, notamment dans l’industrie agroalimentaire, qui représente 60% de nos activités. Mais nous sommes aussi actifs dans la sidérurgie, l’énergie électrique, l’électronique l’électroménager, le verre plat, etc. Après une croissance ininterrompue pendant 12 ans, nous voulons maintenant nous étendre ailleurs en Afrique. Mais il faut d’abord sécuriser le groupe. C’est pourquoi j’ai fait appel à un nouveau dirigeant, Louis Roquet. Il était auparavant PDG des Caisses Desjardins ; il a aussi géré la ville de Montréal. Je lui ai confié le groupe tandis que je suis désormais président du conseil d’administration. Je m’occupe du développement de l’international, où suis en train de constituer des équipes.
Nous voulons aujourd’hui aller en amont : jusqu’à maintenant nous importons nos matières premières des pays soit européens soit sud-américains ; nous avons décidé d’aller investir en amont dans des pays africains. Il s’agit non seulement de diversifier nos approvisionnements, mais aussi, étant donné que les terres agricoles inexploitées se trouvent en Afrique, d’apporter notre expertise pour installer des usines de transformation sur place, non seulement pour créer des emplois et de la valeur ajoutée, mais aussi pour exporter et nourrir le marché local.
L’Éthiopie, la Tanzanie et la Côte d’Ivoire ont un grand potentiel pour produire de la canne à sucre et de la betterave sucrière. Pourtant, ces pays importent du sucre.
Quel sera l’apport de Cevital dans ces pays ?
Pour ne citer que les principaux, nous avons l’intention d’investir au Soudan, en Tanzanie, en Éthiopie et en Côte d’Ivoire. Nous avons décidé d’aller dans ces pays s’il y a des unités de production qu’on peut reprendre, moderniser ou agrandir. Sinon, nous construirons de nouvelles unités de production. Cela sera étudié au cas par cas. Par exemple, le Soudan a un grand potentiel pour la production sucrière. L’Éthiopie, la Tanzanie et la Côte d’Ivoire ont également un grand potentiel agricole. On peut y produire de la canne à sucre et de la betterave sucrière. Et pourtant, ces pays importent du sucre, ce qui est anormal. Un pays comme l’Éthiopie qui a plus de 73 millions d’hectares de terres arables n’exploite que 15 millions d’hectares, et encore, de manière artisanale. Les taux de rentabilité sont un tiers de ce qu’ils seraient si ces terres étaient travaillées de façon scientifique et mécanisée. L’Éthiopie devrait être un des plus grands producteurs de sucre en Afrique et dans le monde. Il leur manque non seulement des moyens financiers, mais aussi le savoir-faire. Or nous avons le savoir-faire, nous savons comment mobiliser les moyens financiers. Nous avons donc décidé d’investir.
Et en ce qui concerne la Côte d’Ivoire ?
Aujourd’hui, la Côte d’Ivoire importe un million de tonnes de riz d’Asie. Pourtant, il lui suffirait d’exploiter 300 000 hectares pour être autosuffisante et même dégager des excédents pour l’export. Notre priorité est à Abidjan, là où il y a le plus de population, le plus de surface. J’ai également été à San Pedro, mais, pour l’instant, ce qui nous intéresse et ce sur quoi nos discussions ont porté avec les autorités, c’est d’abord d’investir dans la production du riz pour assurer la sécurité alimentaire et les faire passer d’importateurs à exportateurs. Nous allons procéder étape par étape.
Avec le port d’Abidjan, qui doit s’agrandir, nous voulons mettre en place un complexe agroalimentaire pour pouvoir décharger un bateau à 2000 tonnes à l’heure : il faut des installations industrielles qui peuvent recevoir le produit car, une fois que l’on a produit, il faut exporter.
Comment peut-on réussir le pari de la sécurité alimentaire ?
Force est de constater que les prix des matières premières agricoles ne font qu’augmenter. Cela s’explique par le fait que des grands pays très peuplés comme la Chine, l’Inde, le Mexique ou le Brésil ont vu leur pouvoir d’achat augmenter et consomment toujours plus. Sans compter la croissance démographique au niveau mondial. Et avec des aléas climatiques, il peut y avoir même un risque aujourd’hui de famine dans certains pays. Même pour des pays qui ont des revenus pétroliers, l’argent ne suffira pas. En 2007-2008, par exemple, le Vietnam a refusé de vendre son riz à l’export. Les Russes ont agi de même. Ce n’est pas du protectionnisme ; il s’agit avant tout pour eux d’assurer la sécurité alimentaire de leurs peuples. Il est donc temps que les gouvernements africains essayent d’encourager le développement de l’agriculture pour au moins assurer leur propre consommation.
Il est temps que les gouvernements africains encouragent le développement de l’agriculture pour au moins assurer leur propre consommation.
Dans tous ces pays j’ai rencontré des ministres de l’Agriculture, des Premiers ministres, des chefs d’État. Nous les avons sensibilisés et ils sont très ouverts à notre arrivée.
Vos ambitions africaines se limitent-elles à l’agriculture ?
Nous avons des projets agricoles, mais pas seulement. Nous avons aussi des projets électriques. En Algérie nous avons trois centrales électriques. Il y a des pays africains qui ont des besoins en énergie électrique et nous sommes prêts à investir pour les aider à les mettre en œuvre. Ce ne sont pas obligatoirement des projets adossés à des usines agroalimentaires. Certains pays qui ont découvert du gaz récemment comme la Tanzanie ont actuellement entre 600 et 700 MW de capacité installée. Nous sommes prêts à doubler, voire tripler, les capacités de ce pays. Nous sommes en discussion avec les autorités à ce sujet.
Nous voulons aussi développer la logistique dans certains pays, notamment dans les ports. Aujourd’hui, dans la plus part de pays africains, les ports sont sous équipés : ils n’ont pas un tirant d’eau suffisant pour recevoir de grands bateaux. Plus vous augmentez le volume plus vous réduisez les coûts. Deuxièmement, un bateau est fait pour naviguer, il n’est pas fait pour stationner dans des ports. Il y a aujourd’hui des ports africains saturés, où les bateaux restent quelques fois un, deux, trois mois. Nous avons une expérience à Bejaïa, où nous avons réalisé un terminal de déchargement portuaire grâce auquel on peut décharger un bateau de 50 000 tonnes en 48h, ce qui permet d’économiser 40 dollars par tonne. C’est un investissement très vite amorti.
C’est grâce à cela que Cevital est concurrentiel sur le marché mondial du sucre et que nous exportons dans plus de 28 pays différents. Pour être concurrentiel sur le marché mondial, on doit voir là où on possède des avantages comparatifs. Et quand on ne les a pas, il faut les construire. Or les pays africains ont beaucoup d’avantages comparatifs, mais ils doivent savoir les saisir. Aujourd’hui nous sommes dans une économie très concurrentielle au niveau mondial. On doit chercher à investir dans des créneaux ou on a avantage comparatifs.
Comment allez-vous financer cette expansion ?
Cevital dispose de fonds importants. Malheureusement, la réglementation algérienne ne nous permet pas de sortir des devises et d’investir à l’international. Donc ce que nous avons l’intention de faire au niveau africain, c’est partir de notre crédibilité, de notre expertise, de notre savoir-faire afin de mobiliser des moyens financiers extérieurs, tout en donnant des garanties, et lever des fonds sur les marchés internationaux. Cela nécessite de créer une structure hors Algérie. Ce sont ensuite les projets eux-mêmes qui doivent recueillir ces fonds. Nous ne pouvons bien entendu pas aller à l’encontre de la réglementation algérienne, c’est pourquoi nous sommes en train de mener des démarches auprès du gouvernement algérien afin qu’il nous permette d’investir à l’international. Malheureusement, même si les lois existent pour nous autoriser, dans les faits, on est empêchés de le faire.
Nous avons travaillé avec la Banque mondiale et la Banque africaine de développement, mais nous pensons aussi lever des fonds, probablement en nous associant à des fonds d’investissement, avec une partie en capital et une partie en dette. Il faut savoir que notre risque est minime. D’abord, nous n’irons que si nous avons les terres au préalable. Ensuite, nous avons une expertise managériale. Et pour des métiers que nous ne connaissons pas, nous avons l’intention de faire appel à des leaders mondiaux. On peut aussi engager des entreprises pour la mise en valeur des terres, l’irrigation, etc. On peut sous-traiter. L’avantage de l’agriculture, c’est qu’à partir du moment où vous commencez à semer, vous récoltez au bout de quelques mois et les retours sur investissement sont plutôt rapides. À mesure qu’on dégage ses résultats on les réinvestit en même temps. Et la sécurité alimentaire est un devoir de tous les pays et de toutes les institutions financières internationales.
Pouvez-vous nous expliquer le projet de Bellara, pour lequel le gouvenrment a préféré des investisseurs qataris ?
Le projet a finalement été accordé à des Qataris. Cevital avait pourtant déposé le dossier au Conseil national des investissements, qui l’avait approuvé, trois ans avant les Qataris. Nous avions l’intention de mener un projet de 5,5 millions de tonnes d’acier sous toutes ses formes. Que ce soit pour l’automobile ou toute autre utilisation industrielle. Quand j’ai été voir le ministre de l’Industrie de l’époque, la moitie avait été attribuée aux qataris, l’autre moitié à Renault. Puis Renault s’est désengagé. Nous avons donc demandé au nouveau ministre de nous donner le reste. Il a refusé. Je n’explique pas ce refus de l’État.
Si on ne remplace pas le mot méfiance par le mot confiance, le pays ne pourra jamais s’en sortir.
Je vous dirais que malheureusement, nous vivons dans une organisation méfiante. Et l’organisation méfiante crée le malaise. Le malaise fait fuir les responsabilités. La fuite des responsabilités crée la bureaucratie, ce qui inhibe la créativité, sclérose l’organisation… Et on va droit dans le mur. Si on ne remplace pas le mot méfiance par le mot confiance, le pays ne pourra jamais s’en sortir. Il faut instaurer la confiance. Il faut faire confiance aux opérateurs privés pour créer des emplois, de la richesse.
Pourquoi favoriser un opérateur étranger ?
C’est anormal, et d’ailleurs je ne vous cache pas que c’est suite à cela que nous avons décidé d’aller à l’étranger. Quand nos projets ne dépassent pas 15 millions d’euros, nous pouvons investir sans demander l’autorisation de l’État ; au-delà de cette barre, nous sommes obligés de demander une autorisation. C’est ce qui devient frustrant pour nous. Il faut demander l’autorisation pour créer des emplois, de la richesse, et encore, on n’est pas sûr de l’obtenir. Ce n’est pas aberrant ? Pourtant, nous avons de grands projets dans la chimie, la sidérurgie, la cimenterie (10 cimenteries en projet). Nous avons encore d’autres projets dans l’agroalimentaire, des projets qui nous permettraient d’exporter 90% de notre production vers l’Europe et le reste de l’Afrique.
Quelles sont les raisons du blocage ?
Soit nous sommes bloqués par le foncier soit nous sommes confrontés à un problème d’autorisation purement administratif. Sachant que le potentiel algérien n’est absolument pas exploité au maximum. On nous propose quelques milliers d’hectares, mais c’est tout à fait insuffisant. Prenons l’exemple de la betterave sucrière : pour mettre en place une usine de taille mondiale, il faut au moins 100 000 hectares de culture pour l’alimenter car vous ne pouvez pas planter toujours la même culture chaque année sur la même terre. Vous êtes obligés d’alterner. Telle année vous plantez de la betterave sucrière, l’année d’après vous plantez du blé, etc. On peut arriver à un rendement 80/100 tonnes à l’hectare. Si vous le faites artisanalement, 30 tonnes à l’hectare. Il faut donc industrialiser. Les grandes sucreries consomment jusqu’à 24 000 tonnes de betteraves par jour. Vous devez arracher pratiquement 1400 hectares par jour. Quand vous arrachez telle ou telle récolte, vous pouvez mettre une autre et faite tourner vos terres, etc. Une grande sucrerie coûte entre 400 et 500 millions de dollars. Si vous n’avez pas d’approvisionnement sécurisé par vous-même, vous risquez de ne pas la faire tourner. Vous pouvez bien entendu sous-traiter une partie de la production, mais vous devez assurer un minimum par vous-même.
Aujourd’hui, si on veut des produits de qualité au moindre coût, il faut mécaniser et travailler d’une manière scientifique.
Quelle importance l’Afrique doit-elle accorder à la croissance inclusive ?
Je vais vous dire une chose, surtout, surtout, surtout, il faut essayer d’abord d’avoir des avantages comparatifs. Il faut savoir que nous ne sommes pas seuls au niveau mondial. Aujourd’hui, si on veut produire des produits de qualité au moindre coût, il faut mécaniser et travailler d’une manière scientifique. Maintenant, là où nous pouvons créer des emplois c’est en investissant dans la transformation. Revendre les matières premières telles qu’elles ne crée pas d’emplois. Ce ne sont pas les pays dotés en matières première qui deviennent riches, ce sont ceux qui les transforment. Prenons l’exemple de la pétrochimie, au sein de nos projets. Le propane est vendu entre 600 et 700 dollars la tonne, le propylène, 1000 dollars, le polypropylène, 1800 ; transformé en valise ou en tissu, vous le vendez entre 3 000 et 5000 dollars la tonne. Si vous transformez une partie en couches culottes jetables pour bébé, le prix monte à 10 000 dollars la tonne. En tissu non-tissé pour les tenues jetables des chirurgiens cela monte jusqu’à 15 000. Ce sont les différentes transformations qui vont créer de la valeur ajoutée et des emplois. C’est la même chose pour le coton : une tonne vaut 2000 dollars. Un t-shirt à 100g vaut un dollars, donc 10 000 dollars la tonne. Le meilleur moyen de répartir la richesse au niveau de la population, c’est à travers les emplois et les salaires.
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