Portrait : Albert Yuma Mulimbi, l’hyperactif
Mais comment peut-il à la fois endosser le rôle de patron des patrons, redresser la Gécamines et gérer ses propres affaires dans l’immobilier, le textile et l’agroalimentaire ? Rencontre avec une figure de l’économie congolaise, aussi influente qu’omniprésente, autant louée que contestée.
L’agroalimentaire, c’est la nouvelle passion d’Albert Yuma Mulimbi. « Avec mes associés, nous nous sommes lancés dans la fabrication et la distribution de produits alimentaires », explique l’homme d’affaires congolais. Son objectif ? Devenir le « nouvel Orgaman », en référence au groupe détenu par la famille belge Damseaux, qui, dans les années 1970 et 1980, dominait la filière de la viande en RD Congo, depuis l’élevage du bétail jusqu’aux étals des supermarchés et aux charcuteries. Une entreprise incontournable dont Albert Yuma Mulimbi a tenté de racheter les actifs. « Nous n’avons pas réussi à nous entendre sur un prix », regrette-t-il, toujours à l’affût d’opportunités dans ce secteur… et dans d’autres.
En RD Congo, il est « dans tout et sur tous les sujets, affirme un minier. Il voyage dans le monde entier et est même difficile à joindre ou à rencontrer. » À Kinshasa, il détient Afritex, une usine de pagnes, en partenariat avec des techniciens indiens et italiens, et est l’un des actionnaires et dirigeants du groupe belge Texaf, coté à la Bourse Euronext à Bruxelles mais uniquement actif en RD Congo.
Et lorsqu’il ne gère pas ses propres affaires, Albert Yuma Mulimbi a de quoi occuper ses journées : il est à la fois président de la Fédération des entreprises du Congo (FEC), de la Conférence permanente des chambres consulaires africaines et francophones (CPCAF) et administrateur et président du comité d’audit de la Banque centrale du Congo. Et depuis 2011, il est aussi à la tête du conseil d’administration de la Gécamines, grande entreprise minière publique, jadis symbole économique du Katanga, une région dont il est originaire.
Organisé
Ses multiples casquettes ont fait de lui l’un des hommes forts de l’économie congolaise. Mais « qui trop embrasse mal étreint. Peut-il vraiment tout faire ? » se demande un banquier, qui reconnaît toutefois que peu de personnalités du monde des affaires sont aussi expérimentées que lui à Kinshasa. L’intéressé, qui, paradoxalement, aime la discrétion, balaie d’un revers de main les critiques sur sa capacité à assumer ses innombrables charges : « J’ai des journées très remplies, c’est vrai, mais je suis organisé, je sais déléguer. »
Sa fortune – difficile à mesurer -, Albert Yuma Mulimbi la doit avant tout à Texaf. Ce groupe peu connu est l’héritier d’Utex Africa, une ancienne industrie textile congolaise, la plus importante du continent dans les années 1980, avant qu’elle ait été mise à mal par les importations chinoises. Sous la houlette du patron congolais, il est devenu un fleuron de l’immobilier du pays. L’homme d’affaires a en effet hérité d’actifs fonciers bien placés dans le centre de Kinshasa et sur les bords du fleuve Congo. C’est d’ailleurs sur l’un de ses terrains, dans sa luxueuse villa, « La savane dorée », qu’il reçoit la plupart de ses interlocuteurs. « C’est chez Texaf qu’Albert Yuma Mulimbi s’est fait remarquer. Il en a gravi les échelons un à un, depuis la fin de sa maîtrise d’économie à l’université catholique de Louvain, en Belgique, jusqu’à aujourd’hui », raconte Philippe Croonenberghs, directeur général et principal actionnaire du groupe belge, qui le fréquente depuis 1997 et loue « la fidélité, l’intelligence aiguë, l’honnêteté et le pragmatisme » de son administrateur.
Prix d’or
Dopé par une réorientation vers l’immobilier, Texaf a vu ses bénéfices nets bondir de 51 % entre 2010 et 2014 pour atteindre 4,7 millions d’euros. Il construit à tour de bras des immeubles et villas de standing loués à prix d’or dans une ville qui figure parmi les plus chères du continent.
« À Kinshasa, Albert Yuma Mulimbi, bon gestionnaire, forme un tandem efficace avec son alter ego belge Jean-Philippe Waterschoot », observe Philippe Croonenberghs, qui a organisé en 2002 le rachat de l’entreprise à l’ancien actionnaire Cobepa (filiale de BNP Paribas). Avec cet autre dirigeant de Texaf, Albert Yuma Mulimbi détient 5 % du capital du groupe belge, représentant une fortune d’environ 8 millions d’euros. « Si le rôle opérationnel d’Albert Yuma Mulimbi au sein de Texaf va se réduire, il restera dans son rôle d’administrateur pour nous aider à définir notre stratégie, précise Philippe Croonenberghs. L’immobilier est l’épine dorsale du groupe, mais nous voulons mener d’autres projets, notamment dans l’agroalimentaire. » Albert Yuma Mulimbi est notamment sollicité pour définir un projet qui mette en valeur les terrains des anciennes plantations cotonnières d’Utex Africa dans le Nord-Kivu et dans le Kasaï, malgré leur isolement géographique.
Albert Yuma Mulimbi doit-il ses nombreuses responsabilités à ses entrées à la présidence et à son appartenance à l’influent « clan des Katangais » ?
Le Congolais a également forgé sa réussite au sein de la FEC. L’action du patron des patrons, orateur habile toujours tiré à quatre épingles, est quasi unanimement saluée par ses membres. « Il a fait un travail remarquable d’organisation et de lobbying, redonnant un nouveau souffle au patronat », estime John Kanyoni, vice-président de la Chambre des mines de RD Congo, membre de la FEC et patron du comptoir minier Metachem, à Goma. Il apprécie sa capacité à « faire passer les messages aux politiques quand ces derniers entravent le développement du secteur privé, notamment dans les discussions autour du nouveau code minier ».
Même son de cloche du côté du secteur bancaire: « Il n’hésite pas à monter au créneau sur les dossiers sensibles pour les entrepreneurs et dirigeants d’entreprises, comme la fiscalité et l’amélioration du climat des affaires », apprécie Eric Mboma, directeur général de la filiale congolaise de Standard Bank.
Contrairement aux précédents patrons de la FEC, le patron des patrons congolais ne fait pas dans le politiquement correct, les rapports de l’organisation sont sans concession sur l’action du gouvernement, et il n’hésite pas à taper du poing sur la table. C’est l’un des rares qui puisse se le permettre, d’abord parce que sa carrière chez Texaf, un groupe international, l’a mis à l’abri du besoin, et du fait de sa sa relation avec la présidence. Albert Yuma n’a d’ailleurs pas hésité à utiliser la décision du Sénat de refuser la modification du calendrier électoral fixé par la constitution, pourtant défavorable au président Kabila, afin de calmer les tensions et apaiser les craintes des investisseurs.
Selon ses détracteurs, les nombreuses responsabilités d’Albert Yuma Mulimbi sont d’ailleurs davantage liées à ses entrées à la présidence et à son appartenance à l’influent « clan des Katangais » – qui lui permet d’ouvrir beaucoup de portes -, qu’à ses qualités de stratège économique. « Il rencontre régulièrement le chef de l’État, il n’en fait pas mystère, et c’est normal pour un patron des patrons. Mais il a toujours résisté aux sirènes de la politique. À plusieurs reprises, on lui a proposé un ministère économique ou financier, il a toujours refusé », rétorque Philippe Croonenberghs, qui affirme que jamais son collaborateur n’est intervenu auprès de Joseph Kabila pour appuyer Texaf sur un dossier.
Lettre morte
Autre sujet sensible sur lequel l’homme est contesté, la Gécamines. « Cela fait quatre ans qu’il préside l’ex-géant minier public katangais, mais l’annonce de son plan de relance, qui avait fait grand bruit en 2011, est restée lettre morte. Où sont les 962 millions d’euros d’investissements et les projets qu’il annonçait ? Où en est le décollage de la production ? » interroge un observateur dans la ville minière de Lubumbashi.
Ses liens avec Dan Gertler, un autre proche du président Kabila, sont aussi mis en cause. Accusé d’avoir acheté à bas prix puis revendu des actifs miniers et pétroliers en RD Congo, encaissant au passage des plus-values estimées à 1,3 milliard de dollars (environ 1 milliard d’euros) par l’Africa Progress Panel, l’homme d’affaires israélien est en contact régulier avec Albert Yuma Mulimbi. En 2013, ce dernier n’hésitait pas à le défendre face à Jeune Afrique : « Dan Gertler a été l’un des seuls à investir dans le pays à la fin des années 1990 et a fait venir de grands groupes. Il a gagné beaucoup d’argent, mais c’est la juste rémunération de sa prise de risques. »
Chasse gardée
La tentative d’Albert Yuma Mulimbi de céder en 2013 des parts de la Gécamines dans la mine de cuivre de Kamoto Copper Company (KCC) est restée en travers de la gorge au Premier ministre Augustin Matata Ponyo, qui a découvert au dernier moment que Dan Gertler était sur les rangs. Et mis son veto à l’opération. À la primature, on pense qu’Albert Yuma Mulimbi ne s’est pas suffisamment attaqué à la question de la transparence dans la gestion de l’entreprise, qui lui échappe complètement, le groupe public étant plutôt considéré comme une chasse gardée de la présidence.
En juillet 2014, le limogeage de l’ancien administrateur-directeur général de la Gécamines, Ahmed Kalej Nkand, officiellement pour une affaire de surfacturation de matériel minier (mais plus vraisemblablement pour des motifs politiques), a déplu aux investisseurs et aux partenaires, étonnés qu’aucune action judiciaire n’ait été entamée. Celui-ci n’a toujours pas été remplacé, et l’intérim est assuré par Jacques Kamenga Tshimuanga. « Nous sommes dans l’inconnu concernant l’avenir de la Gécamines, seules des rumeurs nous parviennent. Cette période sans directeur opérationnel qui s’éternise n’est pas bonne », se plaint, à Lubumbashi, le dirigeant d’un groupe minier international présent au Katanga.
Albert Yuma Mulimbi, apprécié des syndicats, rétorque que la désignation du nouveau directeur général – qui devrait intervenir dans les prochains jours – a pris du temps, car le conseil d’administration voulait éviter un « choix inapproprié ». Et insiste sur l’actuelle bonne marche des opérations sous la houlette de Jacques Kamenga Tshimuanga. Il jure consacrer l’essentiel de son temps « à la Gécamines, particulièrement en ce moment où il faut lui trouver des partenaires financiers internationaux pour le plan de relance ». Ses activités à la FEC et ses affaires personnelles passeraient en second plan. À l’approche des 60 ans, l’homme d’affaires congolais ne semble pas fatigué.
La Gécamines à petit régime
Depuis le dernier étage de la tour de la Gécamines, à Lubumbashi, le directeur général par intérim, Jacques Kamenga Tshimuanga, affiche sa sérénité. Selon lui, le plan de relance du groupe minier public est une réussite.
« Notre production est en hausse, d’environ 1 200 tonnes chaque mois début 2015, contre 1 000 tonnes en 2014, même si nous pâtissons du déficit chronique en électricité, indique celui qui a repris au pied levé la direction opérationnelle après le limogeage d’Ahmed Kalej Nkand. La mise en oeuvre du plan social, qui vise la réduction du personnel de 11 000 à 6 000 salariés entre 2011 et 2016, se poursuit, avec 8 500 employés actuellement, notamment grâce à la mise à la retraite des agents les plus âgés. »
Jacques Kamenga Tshimuanga met aussi en avant deux projets pour doper la production : « Un chantier prioritaire, le développement de la mine et du concentrateur de Desiwa, doté de réserves prouvées de 5 millions de tonnes et dont la première phase de développement coûterait 800 millions de dollars [environ 735 millions d’euros] pour 100 000 tonnes par an. Et le projet de Kambove, qui ajouterait encore 50 000 tonnes de cuivre par an pour 500 millions de dollars d’investissement. »
Seulement voilà, avec une production annuelle attendue de 40 000 tonnes en 2015 – bien loin des 500 000 tonnes de minerai extraites dans les années 1980 -, et des cours du cuivre qui ont baissé de 14 % pendant l’année 2014, les observateurs doutent de la capacité de la Gécamines à lever ces 1,3 milliard de dollars… Et à Lubumbashi, les anciens cadres de l’entreprise estiment que les dirigeants du géant public auront du mal à s’affranchir des interventions politiques pour relever les défis économiques, organisationnels et sociaux.
L'éco du jour.
Chaque jour, recevez par e-mail l'essentiel de l'actualité économique.
Consultez notre politique de gestion des données personnelles
Les plus lus – Économie & Entreprises
- La Côte d’Ivoire, plus gros importateur de vin d’Afrique et cible des producteurs ...
- Au Maroc, l’UM6P se voit déjà en MIT
- Aérien : pourquoi se déplacer en Afrique coûte-t-il si cher ?
- Côte d’Ivoire : pour booster ses réseaux de transports, Abidjan a un plan
- La stratégie de Teyliom pour redessiner Abidjan