Carlos Lopes : « En 2015, la croissance sera meilleure que prévu »

Industrialisation, rôle de la BAD, boom démographique… Le Secrétaire exécutif de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique évoque les défis que doit relever le continent. Sans langue de bois et en bousculant certaines idées reçues.

Carlos Lopes, ancien Secrétaire exécutif de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique. © Bruno Levy / Jeune Afrique

Carlos Lopes, ancien Secrétaire exécutif de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique. © Bruno Levy / Jeune Afrique

ProfilAuteur_FredMaury

Publié le 7 juin 2015 Lecture : 8 minutes.

Faut-il s’inquiéter pour la croissance africaine? Oui, si l’on écoute le FMI, qui a abaissé en janvier ses perspectives pour l’Afrique subsaharienne de 5,8 % à 4,9 % en 2015. Moins si l’on se fie au rapport « Perspectives économiques en Afrique », rendu public en mai, qui table sur une augmentation de la croissance de tout le continent : de 3,9 % en 2014, elle passerait à 4,5 % cette année. Pour éclairer ce débat, mais aussi se pencher sur des sujets aussi brûlants que la bombe à retardement démographique, les énergies renouvelables ou le rôle central de la Banque africaine de développement (BAD) dans la définition de la transformation économique du continent, Jeune Afrique a interrogé Carlos Lopes, secrétaire exécutif de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique (CEA), économiste et penseur engagé.

Jeune Afrique : Plusieurs institutions ont abaissé les prévisions de croissance pour l’Afrique en 2015. Êtes-vous inquiet?

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Carlos Lopes : Il y aura en tout cas des surprises et la croissance sera plus importante que les 4,5 % prévus dans « Perspectives économiques en Afrique ». On surestime encore l’impact de la baisse des prix du pétrole sur les économies africaines, en ne tenant pas suffisamment compte de leur récente diversification et, surtout, de la capacité d’endettement des pays concernés. Les États les plus affectés par la chute des cours sont aussi ceux qui sont le plus en mesure de lever des fonds et donc de résister pendant une certaine durée – environ un an – à la dégradation de leurs finances publiques. L’Angola utilise cette période pour régler des problèmes internes : fonctionnement de l’administration, sureffectifs… La plupart des gouvernements en profitent pour supprimer les subventions, ce qui est très favorable et va doper les économies. Cela a été sous-estimé, alors que l’impact direct de la baisse est surestimé.

On surestime encore l’impact de la baisse des prix du pétrole sur les économies africaines.

Le cours du pétrole n’est pas le seul à avoir baissé. D’autres matières premières sont affectées… 

C’est vrai, mais on fait l’amalgame. Les indices utilisés sont réalisés pour les matières premières mondiales, pas pour les productions africaines. Il n’existe pas d’indice spécifique pour celles-ci, qui sont assez particulières. Si certains métaux, tel le fer, voient leur cours baisser, d’autres sont moins touchés ou ne le sont pas du tout. Pour le coltan par exemple, la plupart des transactions ont lieu hors marché.Quant aux cours des productions agricoles, ils n’ont pas tant diminué que ça. Et les marchés internes commencent à en absorber une partie. Ainsi en Côte d’Ivoire, où la transformation du cacao augmente. La baisse des recettes des matières premières n’a rien de la catastrophe dépeinte actuellement. L’Afrique fait encore l’objet d’un pessimisme que les résultats contredisent souvent. En 2015, nous serons sans doute au même niveau de croissance qu’en 2014, avec un poids positif très important de l’Égypte.

Si les économies se sont diversifiées, les finances publiques restent souvent très dépendantes des matières premières… Les pays les plus touchés sont-ils capables de résister et d’accroître leur base de revenus ?

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En matière de finances publiques, des pays comme le Nigeria, l’Angola ou l’Algérie sont durement affectés et vont devoir réduire sérieusement leurs dépenses. Mais il faut évaluer le poids économique de ces États à l’échelle africaine et noter que les recettes commencent à se diversifier. Si les cours restent bas pendant un an, ces pays résisteront, notamment grâce à leurs réserves. Au-delà, ce sera difficile. Je serai alors très pessimiste pour 2016, pour les finances publiques et pour la croissance. Cette mini-crise pousse en tout cas ces pays à réfléchir à leurs dépenses et à des programmes d’investissement n’étant pas forcément liés à la production réelle mais étant surtout destinés à doper l’économie rentière.

La BAD a fêté ses 50 ans. Quel bilan tirez-vous de son activité? 

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La BAD est devenue une institution financière très importante en Afrique et, dans certains domaines, elle a dépassé d’autres institutions internationales telles que la Banque mondiale –dans les infrastructures par exemple.Ensuite, elle est devenue un peu plus indépendante, s’engageant dans des activités mal vues par certains. Le soutien au secteur privé par exemple, qu’elle ne considère pas comme aussi risqué que d’autres. Elle est aussi très active dans l’élaboration du programme de transformation des économies africaines, dont les autres sont totalement absentes. Elle s’est ainsi impliquée dans la formulation de l’agenda 2063, une vision de long terme pour l’Afrique. D’autres institutions jugent que ce type de missions ne relève pas de nos compétences. Enfin, Donald Kaberuka a transformé la BAD pour en faire un acteur intellectuel engagé dans le débat, en plus d’être une institution bien gérée. Il faut maintenant voir comment la BAD s’adapter à son nouveau dirigeant, Akinwumi Adesina.

Quels sont les enjeux principaux pour le nouveau président?

Ils sont très différents de ceux d’il y a dix ans, où l’objectif était de recapitaliser la banque, de l’ouvrir à de nouveaux partenaires et de l’inscrire dans des projets.Maintenant, l’enjeu principal est de mieux définir la question de la transformation économique du continent et le rôle que la BAD peut jouer dans ce domaine.

À la CEA, nous jugeons qu’il faut mettre en avant l’industrialisation. Si la BAD choisit par exemple de donner la priorité aux infrastructures, considérant qu’elles sont à la base de toute industrialisation, il faudra bien cibler les objectifs et être plus précis dans le choix des instruments pour parvenir à un développement accéléré des infrastructures. Ce qui a été fait jusqu’à présent est significatif, mais reste très, très modeste, à la fois en matière de volume et de ciblage.

Donald Kaberuka a transformé la BAD pour en faire un acteur intellectuel engagé dans le débat

Vous êtes donc favorable à une spécialisation croissante de la  BAD sur les infrastructures? 

C’est déjà sa spécialité. Mais il va falloir aller beaucoup plus loin. Ce qui impliquera, au-delà de la simple capacité de financement, de développer une véritable compétence en ingénierie financière. L’Asie vient de créer une banque spécialisée dans les infrastructures. L’Afrique a le même besoin, mais pas forcément sous la forme d’une nouvelle banque.

Dans les infrastructures, il y a l’électricité. Que pensez-vous des polémiques autour du charbon, qui peut pourtant être vu comme un moyen rapide de satisfaire les besoins africains? 

Le continent fait face à des défis que le reste du monde n’a pas connus car il s’est développé et industrialisé à une époque moins complexe économiquement parlant. Mais l’Afrique bénéficie tout de même d’un élément positif : le coût des énergies renouvelables approche un niveau comparable à celui des énergies polluantes. Le potentiel africain est immense e permet d’envisager d’autres solutions que le charbon, au coût environnemental très important.

Pour le nouveau président de la BAD, l’enjeu principal est de mieux définir la transformation économique du continent.

Dans le renouvelable, on a tout de même l’impression qu’en dehors du Maroc, de l’Afrique du Sud ou de Maurice, peu de projets voient le jour… 

Ce n’est pas le cas. Environ 40% des investissements dans l’énergie concernent des sources renouvelables, selon le Pnud. En incluant l’hydroélectricité et le solaire.

Le dernier rapport « Perspectives économiques en Afrique » met une nouvelle fois l’accent sur la question démographique. Ce sujet est-il pris suffisamment en compte? 

Il n’est plus temps de réfléchir aux politiques à mener : les problèmes sont là, il faut agir. Or on parle beaucoup d’accroissement de la population sans travailler assez pour comprendre ce phénomène. Nous n’en connaissons pas grand-chose et continuons à évoquer les politiques menées progressivement par certains pays asiatiques. Il est en outre difficile de se référer au modèle européen, qui s’est construit en plusieurs siècles, car l’Afrique a besoin d’une solution rapide, comme celle de la Corée du Sud [où la transition démographique s’est effectuée en une cinquantaine d’années]. Mais pour la première fois, les discussions se penchent sur les questions d’éducation et de santé. La gestion du dividende démographique passe par une meilleure utilisation des ressources publiques, elle est très liée au débat sur le financement du développement. Il faut convaincre les donateurs de ne plus conduire de projets dans la santé, l’éducation ou la protection sociale, mais d’aider les États à acquérir la capacité de mobiliser des ressources pour financer leur propre système. Afin de développer, in fine, un système coordonné et non des projets fragmentés.

La gestion du dividende démographique passe par une meilleure utilisation des ressources publiques

Ne prévoyez-vous pas d’importants mouvements de population en conséquence de l’explosion du nombre d’habitants? 

La migration économique se produit un peu partout sur le continent et va s’accentuer. On a été très dur avec l’Afrique du Sud à propos du phénomène récent d’afrophobie alors que d’autres cas similaires se sont produits ailleurs : des Mauritaniens ont été expulsés du Sénégal, des migrants du Nigeria, et puis il y a l’ivoirité

Articuler l’urbain et le rural n’est-il pas l’un des défis de l’Afrique? 

En effet, et lorsque nous parlons d’industrialisation, c’est aussi une manière de démontrer que la productivité agricole n’a pas décollé. Sa léthargie a été renforcée par des programmes de sécurité alimentaire et de réduction de la pauvreté. Il aurait fallu des plans destinés à la rentabiliser. Avec l’urbanisation accélérée et en l’absence d’une réelle coordination entre villes et campagnes, on risque d’accroître encore davantage le fossé.

Le continent dégagera-t-il une position commune pour la Cop21, la Conférence des Nations unies sur les changements climatiques prévue à Paris début décembre? 

Sûrement.Les négociateurs sont unis et se sont vus trois fois pour définir les positions africaines. Parmi les problèmes importants, il y a le lien à établir entre la Cop21 et la définition des objectifs de développement après 2015. Ensuite, le continent veut que le débat sur le changement climatique ne porte pas sur ce que l’on va donner aux Africains comme compensationau titre de leurs réserves de biosphère, mais sur la solution que l’Afrique peut apporter : une industrialisation plus propre

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