Manifeste : halte à la misogynie raciste !
L’écrivaine Gerty Dambury et la politologue Françoise Vergès ont co-écrit ce texte après l’agression verbale d’une femme metteure en scène par un de ses homologues masculins, à Marseille. De nombreux intellectuels antillais et africains ont partagé leur colère et également apposé leur signature à la fin du manifeste.
-
Françoise Vergès et Gerty Dambury
Françoise Vergès est politologue et Gerty Dambury est dramaturge et metteure en scène
Publié le 24 juin 2015 Lecture : 6 minutes.
Avant-propos
Ça s’est passé le 22 mai 2015, mais ça aurait pu être n’importe quel autre jour : un homme de théâtre, de gauche,insulte une metteure en scène avec des propos misogynes et racistes d’une rare violence.
Le monde de la culture continue à être le théâtre de manifestations quotidiennes de mépris misogynes et racistes et ce, malgré une image de progrès et d’ouverture.
Nous publions ce manifeste pour marquer un moment où nous, artistes, chercheurs, intellectuels, citoyens, posons la question : la culture est-elle un espace qui accepte ces pratiques ou au contraire ouvre l’espace du débat citoyen sur les discriminations et la misogynie raciste ? Les signataires vivent en France hexagonale, en Angleterre, en Italie, aux États-Unis, aux Antilles, à Tahiti et à la Réunion.
Il y a les « Sale noiraude », « T’es une Black moche, même pas baisable » et « T’as quoi sous ton voile ? »
Halte à la misogynie raciste
Chaque jour en France, une misogynie renforcée de racisme s’exprime. Son but est de blesser et de nuire, d’offenser et de porter atteinte au plus intime. Il y a les « Sale noiraude », « T’es une Black moche, même pas baisable », et « T’as quoi sous ton voile ? », mais aussi de manière plus perverse, plus perfide, les « Vous êtes sûres que vous savez faire ça ? », « Vous avez vraiment les compétences ? »
Soyons claires : nous ne parlons pas ici des racistes que les médias aiment épingler, ceux de l’extrême-droite. Nous parlons ici de femmes et d’hommes qui signent des pétitions humanitaires et dénoncent le racisme, qui ont défilé le 11 janvier, qui clament haut et fort leur amour de l’Afrique et des Africains, qui organisent débats et colloques sur « L’Autre », qui citent Voltaire, Lévinas, ou Ricoeur, mais qui sont convaincus, profondément convaincus, qu’ils savent mieux ce qui est bon pour « nous ».
Nous parlons ici plus précisément du monde de la culture, des directeurs de théâtre, des metteurs en scène, des professionnels des musées… tout ce monde qui véhicule l’idée d’une culture française fixe et atemporelle et regarde avec ignorance assumée, indifférence ou mépris, ce que nous proposons, ce que nous créons, ce que nous imaginons.
Soyons claires : nous savons que cette caste saura au moment donné nous jeter quelques miettes, offrir à l’une une direction, à l’autre un poste de responsabilité. Nous ne nous faisons pas d’illusions. Depuis toujours, la domination culturelle d’un groupe ou d’une classe s’exerce aussi par l’adoption par les dominés de la vision du monde des dominants. Ces derniers acceptent alors comme « allant de soi » ce qui les opprime et divise.
Que l’on ne nous dise pas que nous sommes trop « sensibles ». Ce sont elles/eux qui sont sensibles au fait que les privilèges dont elles/ils ont joui – sans jamais avoir à remettre en question les fondements même de ces privilèges (les siècles de colonialisme esclavagiste et post-esclavagiste, la Françafrique…) – sont de nouveau remis en question mais cette fois-ci sur ce qu’ils conçoivent comme « leur » sol, dans « leur » pays.
Le 22 mai dernier, un homme, directeur de théâtre a lancé à une metteure en scène et dramaturge : « T’as vu ta gueule de sauvage, t’es même pas baisable, espèce de black de merde ». Cela fait suite à « la guenon », aux menaces de viol, aux insultes sur les réseaux sociaux, aux exclusions non dites (ou dites). « Sauvage », « pas baisable », « black de merde », « guenon » : le refoulé colonial revient avec force.
Ce discours a un vocabulaire, il est colonial et une grammaire, la métaphore animale.
Ce discours a un vocabulaire, il est colonial et une grammaire, la métaphore animale.Nous prenons le parti de réagir collectivement face à cette attaque faite à une femme noire dont le positionnement contre les formes persistantes d’un racisme sournois dans ces milieux dérange profondément, à l’instar d’autres femmes non-blanches, universitaires, journalistes, artistes, écrivaines.
Si nous parlons en tant que femmes, c’est parce que nous savons que misogynie et négrophobie ont une longue histoire intime. Mais nous refusons l’injonction à nous séparer de nos pères, frères, amants, qui sont chaque jour victimes d’attaques racistes et qui meurent sous les coups alors que leurs assassins restent impunis. Notre féminisme ne se réduit pas à une demande d’égalité, il s’attaque à un ensemble d’oppressions.
Nous observons que la postcolonialité française traverse une crise que nous avons en partie provoquée dans le but d’accomplir une décolonisation de la « République », si nous voulons que cette dernière retrouve son sens premier, la « chose commune ».
Nous allons continuer à distiller des idées progressistes, à travailler aux marges et dans les interstices, envahir le langage courant, imposer nos thèmes et nos concepts dans le débat universitaire et public.
« Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, l’accomplir ou la trahir », a écrit Frantz Fanon.
Dans la relative opacité des temps que nous vivons, nous faisons nôtres ces phrases de la poétesse Audre Lorde : « Chaque femme possède un arsenal de colères bien rempli et potentiellement utile contre ces oppressions, personnelles et institutionnelles, qui ont elles-mêmes déclenché cette colère. Dirigée avec précision, la colère peut devenir une puissante source d’énergie au service du progrès et du changement. Et quand je parle de changement, je ne parle pas d’un simple changement de point de vue, ni d’un soulagement temporaire, ni de la capacité à sourire ou à se sentir bien. Je parle d’un remaniement fondamental et radical de ces implicites qui sous-tendent nos vies ».
Nous allons continuer à signer des pétitions, protester, écrire, assigner en justice, et à agir collectivement. Nous ne nous laisserons pas faire. Nous accueillerons celles et ceux qui sont solidaires de notre démarche.
Françoise Vergès et Gerty Dambury, le 12 juin 2015
Retrouvez le manifeste sur le site de la compagnie de Gerty Dambury
Extrait de la liste des signataires du manifeste :
ABONNEC, Mathieu, artiste
ATTIA, Kader, artiste
BACHELOT-N’GUYEN, Marine, auteure, metteure en scène
BAMS, auteure, compositrice, interprète
BARILLOT, Bruno, ex délégué pour le suivi des essais nucléaires pour le gouvernement de la Polynésie
BLUZET Dominique, Directeur de Les Théâtre
BOBEE David, Directeur du Centre Dramatique de Haute Normandie
BROOK, Irina, metteure en scène
CHALAYE, Sylvie, chercheure, professeur des universités, Paris-Sorbonne nouvelle
CONDÉ, Maryse, écrivain
DAVIS, Angela, Professeur émérite à l’Université de Santa Cruz
DELPHY, Christine , Directrice de recherche émérite CNRS
DEMBÉLÉ Bintou, chorégraphe et danseuse
DENT, Gina, Professeure à l’Université de Santa Cruz
DIALLO, Rokhaya, journaliste et auteure
DIKOUMÉ Raymond, auteur, metteur en scène, comédien
DOUMBIA, Eva, metteure en scène et dramaturge
EYENE, Christine Eyene, chercheur en art contemporain, Univers
GAEL, Yann, comédien
GAY, Amandine, réalisatrice
IMHOTEP, beatmaker du groupe IAM
JEAMMET Danière, journaliste honoraire
KRETZSCHMAR Julie, metteure en scène, directrice des Rencontres à l’Echelle
LEBLANC Christian, administrateur de la Compagnie Pippo Del Bono
LECLAIRE Jalil, comédien et metteur en scène
LE, Lam, cinéaste, scénariste, directeur artistique of Central Lancashire
LOÏAL, Chantal, chorégraphe et danseuse
LOWY, Michael, directeur de recherches émérite au CNRS
MAGNIN Jean Daniel, directeur littéraire du Théâtre du Rond Point
MARIE-LOUISE, Jean-Erns, comédien
MBEMBE Achille, Philosophe, historien
NDIAYE Pap, historien
NGUYEN, Vinh-Kim, Chair « Anthropologie Santé mondiale, Collège d’études mondiales, médecin, anthropologue
NLEND, Léonce, Henri, comédien, metteur en scène
PELISSIER, Blandine, auteure, comédienne, chanteuse
PRAT Reine, Inspectrice générale de la création et des enseignements artistiques, retraitée du ministère de la culture
QUINTRAND Apolline, Directrice du Festival de Marseille
RAHARIMANANA Jean-Luc, écrivain
RICHARD, Firmine, comédienne
SACCARD Frédéric, Directeur Adjoint de la Commune à Aubervilliers
SEDIRA, Zineb, artiste
SEMA-GLISSANT, Sylvie
SEMIRAMOTH, Françoise, plasticienne
STAMBUL, Pierre, vice-président de l’Union Juive Française pour la Paix
UNION FÉDÉRALE DES SYNDICATS CGT DU SPECTACLE PACA
VARIKAS, Eleni, professeur émérite
La Matinale.
Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.
Consultez notre politique de gestion des données personnelles
Les plus lus
- Au Mali, le Premier ministre Choguel Maïga limogé après ses propos critiques contr...
- CAF : entre Patrice Motsepe et New World TV, un bras de fer à plusieurs millions d...
- Lutte antiterroriste en Côte d’Ivoire : avec qui Alassane Ouattara a-t-il passé de...
- Au Nigeria, la famille du tycoon Mohammed Indimi se déchire pour quelques centaine...
- Sexe, pouvoir et vidéos : de quoi l’affaire Baltasar est-elle le nom ?