Rwanda : la procédure espagnole contre Karenzi Karake sur une voie de garage ?

Depuis l’arrestation par la police londonienne du patron des services secrets rwandais, Emmanuel Karenzi Karake (KK), en vertu d’un mandat d’arrêt européen, les médias internationaux se sont largement référés à l’acte d’accusation espagnol de février 2008 à l’origine de sa demande d’extradition.

Emmanuel Karenzi Karake. © Monuc/AFP

Emmanuel Karenzi Karake. © Monuc/AFP

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  • Mehdi Ba

    Journaliste, correspondant à Dakar, il couvre l’actualité sénégalaise et ouest-africaine, et plus ponctuellement le Rwanda et le Burundi.

Publié le 26 juin 2015 Lecture : 4 minutes.

En février 2005, saisi par le Forum international pour la vérité et la justice dans l’Afrique des Grands Lacs, le juge madrilène Fernando Andreu Merelles avait en effet ouvert une information judiciaire portant sur l’assassinat au Rwanda, entre 1994 et 1997, de neuf ressortissants espagnols : six prêtres et trois humanitaires de Médecins du monde-Espagne. Très vite, son instruction s’était élargie à des allégations de crimes de masse qui auraient été commis au Rwanda et en RDC entre 1990 et 2000 par l’ancienne rébellion tutsie du Front patriotique rwandais (FPR), devenue l’armée régulière du Rwanda en juillet 1994.

Basant largement son enquête sur les témoignages de transfuges issus du FPR mais devenus des détracteurs virulents du régime Kagame, le juge Merelles a avait adopté la même méthode que son homologue français Jean-Louis Bruguière, un temps chargé d’instruire le dossier sur l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion de l’ancien président rwandais Habyarimana. Il n’a effectué aucune commission rogatoire au Rwanda ni aucune expertise de terrain, n’a entendu aucun témoin ou expert à décharge ni aucun suspect, mais a rédigé en moins de trois ans un acte d’accusation de 180 pages qui prend le contre-pied des principaux travaux historiques sur l’histoire récente du Rwanda. Sous sa plume, le FPR, mouvement de libération créé pour défendre les intérêts d’une minorité tutsie opprimée au Rwanda depuis trente ans, s’apparente à un “mouvement terroriste” dont l’objectif initial consistait à exterminer en masse les Hutus rwandais.

Si les accusations reprises à son compte par le juge Merelles sont connues depuis sept ans, la tournure prise récemment par cette procédure l’est beaucoup moins.

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Pour le magistrat, aucun génocide ne semble avoir eu lieu au Rwanda entre avril et juillet 1994 contre la communauté tutsie. En lieu et place de ce drame pourtant reconnu par la communauté internationale, il assène, depuis son bureau madrilène, que des centaines de milliers de Hutus auraient été abominablement massacrés au cours de la décennie 1990-2000 à l’insu des casques bleus puis des nombreux observateurs des droits de l’homme de l’ONU présents sur le minuscule territoire rwandais. Sur la base de témoignages « sous X », le juge Merelles s’estime même en mesure de dénombrer, à l’unité près, les civils assassinés dans différents massacres, de déterminer leur ethnie et d’établir l’identité de leurs meurtriers. Une thèse qui recevra le soutien des milieux traditionnellement hostiles au régime rwandais et de grandes ONG comme Human Rights Watch, mais qui a aussi fait l’objet d’analyses critiques au vitriol, comme celle du juriste rwandais Jean Damascène Bizimana, ancien sénateur et aujourd’hui secrétaire exécutif de la Commission nationale de lutte contre le génocide (CNLG).

Si les accusations reprises à son compte par le juge Merelles sont connues depuis sept ans, la tournure prise récemment par cette procédure l’est beaucoup moins. Le magistrat était en effet saisi au titre d’une loi de 1985 prévoyant la compétence universelle de la justice espagnole pour les faits de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre. Un principe auquel le juge Baltasar Garzon avait donné ses lettre de noblesse en 1998, en délivrant un mandat d’arrêt contre l’ancien dictateur chilien Augusto Pinochet.

Mais en 2014, le Parti populaire au pouvoir décide de remiser la compétence universelle aux oubliettes pour des considérations essentiellement diplomatiques. D’Israël à la Chine et du Guatemala aux États-Unis, les procédures instruites par les magistrats espagnols étaient en effet de nature à provoquer divers couacs diplomatiques, comme cela s’est produit avec Pékin fin 2013, lorsque l’Audiencia nacional (tribunal compétent pour appliquer le principe de compétence universelle) s’est saisie d’une plainte contre l’ancien président Hu Jintao portant sur le « génocide tibétain ».

« Il y a lieu de prononcer l’acquittement définitif en cette procédure même s’il y a des victimes espagnoles », écrivent ainsi les magistrats.

Le revirement introduit par la nouvelle loi, beaucoup plus restrictive, risque de rendre caduques, à terme, la plupart de ces procédures. Désormais, la compétence de l’Audiencia nacional ne peut s’exercer que si l’un des auteurs présumés est espagnol ou réside en Espagne. C’est ce qui explique la teneur de l’ordonnance rendue le 28 janvier 2015 par la justice espagnole, que Jeune Afrique a pu consulter, laquelle annonce l’enterrement probable de la procédure visant le général Karenzi Karake et ses 39 compatriotes.

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« Il y a lieu de prononcer l’acquittement définitif en cette procédure même s’il y a des victimes espagnoles », écrivent ainsi les magistrats. En revanche, les dispositions juridiques relatives aux délits de « participation à une organisation terroriste » et d’ »actes terroristes » (qui prévoient une compétence plus large) conduisent les juges à maintenir, sur le papier, la partie de la procédure relative à ces incriminations. Toutefois, « étant donné qu’il n’est pas possible d’effectuer une évaluation plus exhaustive sur la base des indices existant contre les prévenus en rapport avec lesdits délits », l’Audiencia nacional décide « la suspension provisoire des poursuites » pour terrorisme. Selon l’un des avocats des Rwandais accusés, « il existe une jurisprudence en droit international selon laquelle on ne peut assimiler à une organisation terroriste un mouvement de libération tel que le FPR ». De son côté, le procureur de l’Audiencia nacional estime qu’au cas ou Karenzi Karake serait extradé vers Madrid, la procédure initiale pour génocide pourrait survivre à la nouvelle loi, du fait de sa présence sur le sol espagnol.

Pour l’heure, les magistrats ont donc prononcé un « non-lieu définitif » contre 11 des 40 Rwandais soupçonnés et une « suspension provisoire des poursuites » contre les 29 autres (dont KK). Surtout, ils ordonnent « que soient levés les mandats d’arrêt qui pourraient affecter tous les prévenus une fois que la présente décision sera revêtue de l’autorité de la chose jugée ». C’est donc au terme de l’ultime recours devant la Cour suprême formé par les parties civiles qu’on connaîtra le sort de cette procédure controversée.

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