Le nègre de la Maison Blanche
C ‘est un mot de six lettres, symboliquement l’un des plus violents, des plus chargés, des plus haïssables et sans doute le plus raciste de la langue anglaise.
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François Soudan
Directeur de la rédaction de Jeune Afrique.
Publié le 29 juin 2015 Lecture : 3 minutes.
Il aurait pu en choisir un autre, « negro », par exemple, aussi ambigu, connoté et méprisant que l’adjectif « nègre » en français, mais à qui Marcus Garvey et Martin Luther King donnèrent aussi un sens identitaire, comme le firent Senghor et Césaire pour son équivalent francophone. Parce qu’il estimait que lui, le premier président noir de l’histoire des États-Unis, pouvait se le permettre, Barack Obama a donc prononcé l’impensable lors d’une interview sur une radio de Los Angeles, le 22 juin : « nigger ». Phrase exacte : « Nous ne sommes pas guéris du racisme. Il ne s’agit pas seulement de ne plus dire « nigger » en public parce que c’est impoli ; ce n’est pas à celà que l’on mesure si le racisme existe toujours ou pas. »
Buzz garanti : au pays du politiquement correct, tous les médias ont repris le mot tabou sans toutefois oser le dire. CNN l’a remplacé sur ses écrans par son initiale, le « N-word » (« le mot N »), Fox News l’a carrément bipé. Même si Obama, au cours du même entretien, est allé encore plus loin en affirmant que le racisme « fait toujours parti de notre ADN », les Américains n’ont retenu que ce mot-là, les plus outrés étant les conservateurs – ceux-là mêmes qui, en privé, ne se gênent pas pour user de cette insulte – comme si le déni valait tous les exorcismes.
« Nigger ». Un mot qui renvoie directement à l’esclavage, au fouet des plantations, au Ku Klux Klan et aux lois Jim Crow sur la ségrégation raciale. L’équivalent du « kaffir » des maîtres blancs de l’apartheid. Un mot que les militants des Black Panthers et quelques rappeurs du ghetto comme Tupac Shakur se sont approprié pour prôner la violence révolutionnaire. Un mot qu’aucun président des États-Unis n’avait jamais osé prononcer en public depuis Abraham Lincoln, même si l’on sait qu’un Nixon ou un Johnson l’éructaient parfois dans l’intimité du Bureau ovale. Pire qu’un mot interdit : le cauchemar de l’Amérique.
Si l’on en croit Valérie Jarrett, l’intime du couple, sa plus proche conseillère, la « sœur » de Michelle, avec qui elle partage une conscience aiguë des inégalités raciales aux États-Unis, cette provocation de Barack Obama a été parfaitement calculée et réfléchie. Cinq jours après le massacre de Charleston et dans un contexte national marqué par la multiplication des bavures policières contre des jeunes de la communauté noire, le président a voulu faire comprendre, quitte à choquer, qu’un Dylann Roof n’est pas seulement un être malade mais le produit de toute une mouvance suprémaciste aussi habile que les jihadistes de Daesh à infecter l’internet.
Au-delà, le mot « nigger » correspond exactement aux clichés qui hantent l’esprit de millions d’Américains blancs tout droit sortis des romans de William Faulkner, ceux pour qui l’arrivée, en 2008, d’une famille noire à la Maison Blanche fut un traumatisme majeur et le révélateur d’un sentiment d’impuissance et de victimisation dont ils ne se sont toujours pas remis. C’est à eux qu’Obama s’adressait dans son interview et, quatre jours plus tard, lors de l’éloge funèbre qu’il a prononcé aux funérailles du pasteur Pinckney, l’une des neuf victimes de ce petit Blanc chômeur, déscolarisé et introverti, qui arborait sur son blouson les écussons de l’Afrique du Sud de Johannes Vorster et de la Rhodésie de Ian Smith.
À moins d’une année et demie de la fin de son dernier mandat, il a fallu le drame de Charleston pour que Barack Obama, d’ordinaire si prudent sur le sujet, retrouve les accents de son formidable discours de Philadelphie, en 2008 (édité en français sous le titre De la race en Amérique) et l’inspiration des Rêves de mon père, ces Mémoires dans lesquelles, pour retracer l’ambiance de sa jeunesse, il cite à dix-neuf reprises le mot « nigger ». Pendant près de sept ans, le fait d’être à la fois le porteur de tant d’espoirs et le réceptacle de tant de haines avait paralysé le fils du Kényan Barack Hussein Obama Sr et de l’Américaine Ann Dunham. En osant enfin violer le tabou sémantique pour expliquer à ses compatriotes le chemin qu’il leur reste à parcourir avant de prétendre donner au monde des leçons d’égalité et de fraternité, c’est un peu de lui-même qu’il a aussi libéré.
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