L’État veut devenir actionnaire à part entière

Monter au capital des grands groupes et peser dans les conseils d’administration. Telle est la nouvelle stratégie des pays africains pour influer positivement sur la gestion des secteurs clés de leur économie, générer plus de richesses et créer davantage d’emplois.

En 2010, Libreville est monté à hauteur de 35 % au capital de la Comilog, qui extrait le manganèse du gisement de Moanda. © Tiphaine Saint-Criq/JA

En 2010, Libreville est monté à hauteur de 35 % au capital de la Comilog, qui extrait le manganèse du gisement de Moanda. © Tiphaine Saint-Criq/JA

Publié le 27 novembre 2012 Lecture : 6 minutes.

« Dans cette Afrique où les écosystèmes se redéfinissent, il faut que l’État et les sociétés nationales aient voix au chapitre. » Abdelnor Chehlaoui, associé gérant d’AM Capital, a fait un choix rare pour un financier : apporter aux gouvernements africains l’expertise acquise auprès des multinationales. Depuis la création de leur banque d’affaires en 2006, lui et son associé Joël Krief, forts de deux décennies d’expérience sur le continent, ont ainsi aidé le Gabon et la RD Congo à monter de véritables stratégies actionnariales.

Partenariat

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Le Gabon a acquis une minorité de blocage au sein du holding Rougier Afrique International. Une façon d'appuyer sa politique d'industrialisation de la filière bois. © Witt/Sipaborder-color: #000000; margin: 3px; float: right;" />À Libreville, AM Capital, associé pour l’occasion à la première banque du pays, BGFI Bank, a structuré le partenariat capitalistique entre l’État et le groupe Rougier, spécialiste du bois coté à Paris. « Le président Ali Bongo Ondimba avait pour ambition d’accroître massivement la transformation locale de grumes. Nous avons donc aidé le gouvernement à négocier une prise de participation de 35 % – soit une minorité de blocage – de la Caisse des dépôts et consignations dans le capital d’un holding créé ad hoc, Rougier Afrique International, qui regroupe les actifs de production et d’exploitation commerciale de Rougier dans tout le bassin du Congo. Cette position actionnariale, alliée à une gouvernance propre, permet d’être associé aux orientations industrielles et de partager équitablement la création de valeur. Auparavant sleeping partner [« partenaire dormant », NDLR], l’État devient un proactive partner [« partenaire proactif »] », s’enthousiasme Abdelnor Chehlaoui.

Pour le Gabon, l’objectif est assumé : gérer activement et intelligemment ses intérêts financiers et industriels, en pesant réellement sur les décisions des grands opérateurs économiques. Un point de vue confirmé par Marie-Yvonne Charlemagne, directrice financière de Rougier : « Nous avons pensé qu’il était stratégique d’avoir l’État à nos côtés pour conforter notre développement dans un marché émergent en forte évolution. Il se trouve que nos intérêts sont communs. Notre partenariat se déroule sereinement et nous n’avons pas à subir d’interventions politiques dans nos opérations. »

Stratégies

En Afrique subsaharienne, l’État est de retour sur la scène économique, mais on est loin de l’alternative classique : laisser-faire total ou dirigisme étatique. « Dans les années 1990, il n’était question que de privatisations, rappelle Boris Martor, associé chargé de l’Afrique au sein du cabinet d’avocats Eversheds. L’époque semble aujourd’hui plus favorable au capitalisme d’État. » En entrant dans le capital des sociétés, directement ou indirectement (via des fonds souverains ou de grandes institutions bancaires publiques), les États africains n’entendent plus seulement capter des dividendes, mais aussi et surtout accompagner les stratégies des grandes entreprises privées évoluant dans des secteurs clés.

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Quand l’État défend ses droits

Au sein des grandes entreprises

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L’exemple du Gabon. Le Gabon a pris 35 % du capital de Rougier Afrique International, filiale du français Rougier, et a monté sa participation dans la Comilog à 35 %. Dans le premier cas, la volonté était de développer une filière locale de transformation du bois. Dans le second, de faire naître une filière locale de transformation du manganèse. Le Gabon aurait voulu aller un cran plus loin en prenant une participation dans Eramet, la maison mère française de la Comilog, mais ce projet est resté au point mort.

Lors de grandes opérations de fusions-acquisitions au sein des grandes entreprises

L’exemple de la RD Congo. Actionnaire minoritaire de la mine de cuivre de Kinsevere et du projet de Mutoshi, les deux principaux actifs exploités par Anvil Mining, la Gécamines est parvenue à revoir les termes de ses contrats avec le groupe canadien au moment où ce dernier a fait l’objet d’une OPA de 1,45 milliard de dollars (environ 1,14 milliard d’euros) de la part du chinois Minmetals en 2011-2012. La Gécamines a notamment renégocié ses accords commerciaux concernant les deux gisements congolais. Anvil s’est également engagé à lui verser 55 millions de dollars.

Au-delà de la simple prise de participation, l’idée est de prendre appui sur ces fleurons pour développer des filières locales modernes et créatrices de richesses ou d’emplois. Les pays africains entendent en effet pouvoir enfin s’appuyer sur les ressources naturelles abondantes de leurs sols pour développer les économies locales. Dans le domaine minier, par exemple, le Gabon développe une stratégie intégrée : l’État a pu monter à 35 % sa participation dans la Comilog, filiale du français Eramet, qui extrait le manganèse du gisement de Moanda. Parallèlement, une École des mines et de la métallurgie est en cours de création sur le même site, afin de former une main-d’oeuvre locale qualifiée et faire naître les compétences nécessaires à l’explosion des filières minières.

Fleuron

La stratégie de la RD Congo dans le même secteur repose sur la Gécamines, une société de statut privé dont l’État possède la totalité des parts. L’ancien fleuron a ainsi su s’imposer, à la grande surprise des parties prenantes, dans deux mégaopérations de fusion-acquisition (lire encadré). Pour l’État, il ne s’agit pas uniquement de toucher des royalties, mais aussi d’asseoir et de financer sa stratégie de reconquête du domaine minier congolais. « La question est de savoir comment les États peuvent équilibrer leurs rapports avec les grandes sociétés minières, sachant que les sols et les mines leur appartiennent, explique Jean-François Mercadier, associé gérant du cabinet Heenan Blaikie, à Paris. La fiscalité est le moyen naturel de retirer des revenus de ces actifs, mais si l’État veut jouer un rôle d’actionnaire, il doit avoir une approche d’investisseur. »

Les dangers du capitalisme d’État sont connus : populisme, corruption et amateurisme. Ainsi, que penser de la déclaration récente du ministre camerounais des Mines qualifiant d’« aventuriers » les opérateurs miniers actifs sur le territoire national et réclamant la création d’une société publique pour gérer les richesses du sous-sol ? Comment expliquer que la RD Congo propose de s’arroger d’office, et sans engager un sou, jusqu’à 35 % de chaque projet minier, alors qu’elle n’est toujours pas parvenue à concrétiser les 5 % que son code minier lui accorde depuis plusieurs années ? Dans la même veine, la Guinée se réserve le droit d’acheter jusqu’à un cinquième de toute société minière, en plus de la participation (gratuite) de 15 % déjà prévue par son code minier. De fait, les sociétés publiques ou parapubliques mises en place pour rassembler et gérer les participations étatiques s’apparentent davantage à des caisses noires qu’à de véritables entreprises. « Alors qu’elles pourraient devenir plus souvent des opérateurs à part entière, il existe encore trop peu d’exemples de sociétés publiques prenant position ailleurs sur le continent », constate Boris Martor.

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Certains pays n’ont de surcroît tout simplement pas les moyens humains de traduire en actes leurs ambitions actionnariales et de gérer ensuite intelligemment leurs participations. « J’ai rencontré un ministre malien qui a reconnu devant moi que son gouvernement n’a pas les moyens de participer pleinement aux conseils d’administration dans lesquels il siège », souligne un homme d’affaires. « Les trois quarts des États ne savent même pas ce qu’ils ont en portefeuille. Ils ne connaissent ni la valeur ni le niveau de leurs participations », assène un banquier. Le manque de compétences au sein des administrations constitue un frein important à l’émergence d’un véritable capitalisme d’État. Le risque est, au final, d’inquiéter et de faire fuir les investisseurs.

Choix moral

Poupak Bahamin, associée chez Norton Rose, prévient : « Lorsque la participation publique est trop importante, cela peut décourager les nouvelles injections de fonds, puisque chacun des autres actionnaires sait qu’il devra abonder la part de l’État, généralement non diluable et qu’il ne peut pas toujours assumer. » C’est le cas, notamment, dans des secteurs extrêmement capitalistiques comme les ressources naturelles. De manière générale, les gouvernements africains n’ont pas les moyens de certains autres pays émergents comme la Chine ou les pays du Moyen-Orient qui, eux, peuvent sans difficulté financer un véritable capitalisme d’État.

D’un point de vue moral, également, pourquoi les États subsahariens iraient-ils investir dans de grands secteurs stratégiques, avec le risque financier qui pèse sur tout actionnaire, plutôt que dans les infrastructures ou dans l’éducation ? « Le capitalisme d’État est une tendance forte, prévient Boris Martor. Mais il faut accompagner les gouvernements dans cette transition, sans quoi nous risquons d’assister à un nouvel échec, au même titre que pour les privatisations passées dont on n’a mesuré les effets que dix à quinze ans plus tard. » Prudence donc…

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