Médias : des marchés aussi séduisants que risqués
Pour l’ensemble des professionnels, l’essor du secteur sur le continent est indéniablement prometteur. Ce qui ne les empêche pas de s’interroger plus que jamais sur la viabilité de leurs activités.
Un marché de 1 milliard de consommateurs, dont les dépenses devraient doubler d’ici à 2050. Un continent jeune et en pleine urbanisation, dont la croissance économique pour 2013 vient d’être revue à la hausse à 4,8 % par le Fonds monétaire international (FMI) au plus fort de la crise mondiale. Un lectorat en progression alors qu’il décline de 2 % par an en Europe et en Amérique du Nord. Un taux de pénétration moyen d’internet qui n’est encore que de 13,5 %, mais une utilisation de la Toile qui a augmenté de 2 000 % ces dix dernières années, contre 480 % de moyenne mondiale… Pour l’industrie des médias, le potentiel de développement des marchés africains est particulièrement prometteur.
Après l’arrivée du satellite dans les années 1990, celle de la 3G, de la fibre optique et, d’ici à 2015, le passage à la télévision numérique terrestre sont en train de bouleverser l’industrie des médias sur le continent. Par ailleurs, la libéralisation du secteur, en particulier celle de l’audiovisuel, a entraîné une prolifération de radios et de télévisions privées face aux anciens monopoles publics.
Engagée dès les années 1990 en Afrique subsaharienne, l’ouverture au privé est encore balbutiante en Afrique du Nord. La Tunisie s’y est lancée en 2003, le Maroc en 2004, la Mauritanie en 2010, et on l’attend toujours en Algérie, où elle est annoncée depuis septembre 2011. Quant aux quelques chaînes et aux dizaines de stations de radio apparues ces derniers mois en Égypte et en Libye à la faveur des dérèglements révolutionnaires, elles confirment l’engouement pour les médias locaux ou régionaux d’un public nord-africain longtemps inondé par les ondes des grands groupes satellitaires occidentaux et, désormais, de ceux du Golfe, ou soumis aux programmes, généralement moins engageants, des médias d’État.
Dans cette jungle devenue hyperconcurrentielle, la chasse aux annonceurs se fait acharnée.
Les consommateurs exigent des productions plus proches et de meilleure qualité. Desiderata qui rejoignent les contraintes financières imposées aux diffuseurs. « 10 % seulement des chaînes africaines peuvent s’offrir des contenus américains, explique Sylvain Béletre, de l’agence d’analyse et de conseil médias Balancing Act. Or les coûts de production en Afrique du Sud sont dix fois moins élevés qu’à Hollywood, pour des équipements et des moyens humains similaires. Et, au Nigeria, l’industrie « nollywoodienne » produit en masse, même si la qualité n’est pas toujours au rendez-vous. »
Recettes
Séduire les lecteurs, les auditeurs et les téléspectateurs, c’est aussi convaincre les annonceurs. Dans cette jungle hyperconcurrentielle où se côtoient des milliers de journaux, radios et chaînes, la chasse aux recettes publicitaires est devenue d’autant plus acharnée que les grands annonceurs – groupes des télécoms, banques, brasseries, États – ont des budgets publicitaires limités. La multiplication des supports divise donc d’autant les recettes des différents médias, et si le marché de la publicité est encore largement extensible sur le continent, les annonceurs sont en revanche de plus en plus vigilants quant à l’audience des différents supports. D’où la nécessité d’accélérer le développement de procédures fiables et d’organismes indépendants pour certifier l’audience et la diffusion.
Dans l’audiovisuel, pour assurer un retour sur investissement, la solution du bouquet payant offre davantage de sécurité financière, mais le coût des abonnements freine la progression des chaînes payantes et le piratage y fait des ravages. Tels ceux de la nuisible « Magic box », permettant l’accès clandestin à des centaines de chaînes et le captage de réseaux européens non sécurisés.
En Afrique du Nord, le groupe Canal+ a dû plier bagage en 2011 après avoir tenté de s’y implanter à deux reprises, dans les années 1990 et en 2009. « Le nombre d’abonnés aux chaînes payantes ne cesse d’augmenter, pourtant on constate la fermeture d’un réseau par an », souligne Béletre. Les faillites sont en effet nombreuses, parfois retentissantes. Lancé en 2007 au Nigeria, le bouquet HiTV s’était ainsi hissé parmi les leaders continentaux avant de rendre les armes (et ses antennes) en novembre 2011, asphyxié financièrement. Qu’elles soient payantes ou gratuites, les chaînes visent à capter le public le plus large possible et, dans cette course à l’audience, les poids lourds du secteur doivent miser des sommes colossales pour s’offrir les contenus les plus attractifs. Ces dernières années, les achats de programmes sportifs battent tous les records. Le groupe qatari Al-Jazira a ainsi déboursé 1 milliard de dollars pour obtenir les droits de diffusion de la Coupe du monde 2010 dans 23 pays.
Une démesure que la spécialiste Hayat Howayek Attieh explique par le fait que « les médias panarabes sont des instruments de pouvoir, ils ne cherchent pas la rentabilité. Très peu ont un schéma économique bénéficiaire et il s’agit de chaînes de divertissements ». C’est le cas des chaînes de Rotana, le bouquet du magnat de la presse et prince saoudo-libanais Al-Walid Ibn Talal – 29e fortune mondiale, selon Forbes.
Citizen Kane du désert, Ibn Talal dispose à lui seul d’une force de frappe médiatique privée supérieure à celle du Qatar, « l’État Al-Jazira ». Partenaire régional stratégique de la News Corporation de Rupert Murdoch, il possède notamment le grand quotidien panarabe Asharq Al-Awsat, ainsi que 90 % du bouquet libanais LBC. Sans compter les quelque 300 millions de dollars investis dans Twitter, en décembre 2011, qui ont fait entrer un peu de conservatisme saoudien dans le réseau social.
Dispositif équitable
Pour Pierre Martinot, de l’institut Panos d’observation des médias, « le paysage se diversifie, mais globalement nous sommes loin de l’engouement et de l’explosion d’initiatives privées qui ont suivi la libéralisation du secteur. Aujourd’hui, les médias en général, et les journalistes en particulier, sont confrontés de plein fouet à la précarité économique, ce qui les rend très vulnérables sur le plan politique et professionnel. Comment parler d’indépendance et de liberté d’expression quand les médias ne peuvent payer les journalistes ? Il en résulte de nombreuses dérives ». Dérives qu’est censé endiguer en partie le principe des aides de l’État à la presse, mais qui, dans la plupart des pays du continent où elles existent, sont encore trop faibles ou très contestables – les unes allant aux agences de publicité et de communication ou aux imprimeries plutôt qu’aux journaux, les autres étant versées en espèces directement à certains rédacteurs.
À défaut de dispositif équitable et pertinent, la moindre des choses serait que les États, qui sont pourtant presque tous signataires des accords de Florence (sur l’importation d’objets à caractère éducatif, scientifique ou culturel), cessent d’y contrevenir en supprimant les droits de douane à l’importation ainsi qu’une TVA élevée pour les journaux. Car, au-delà des ressources apportées par les ventes de numéros ou d’espace publicitaire, tous les médias sont confrontés à l’augmentation des coûts du papier, de l’impression, des infrastructures et des équipements, aux problèmes de diffusion et de distribution, sans parler des dépenses salariales – à ceci près que beaucoup de journalistes du continent n’ont en réalité toujours pas de salaires… Pour les médias, la révolution est évidemment, et peut-être même avant tout, économique.
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