Économie : les islamistes naviguent à vue

Manque d’expérience, maladresses, mais aussi pouvoir limité… Depuis leur arrivée aux affaires en Tunisie, au Maroc et en Égypte, les partis se réclamant de l’islam ont bien du mal à fixer un cap économique.

Abdelilah Benkirane (PJD, à g.), Premier ministre marocain, et Hamadi Jebali (Ennahdha), son homologue tunisien, le 24 mai 2012 à Tunis. © Fethi Belaid/AFP

Abdelilah Benkirane (PJD, à g.), Premier ministre marocain, et Hamadi Jebali (Ennahdha), son homologue tunisien, le 24 mai 2012 à Tunis. © Fethi Belaid/AFP

ProfilAuteur_ChristopheLeBec

Publié le 19 novembre 2012 Lecture : 8 minutes.

Dé-pas-sés. Près d’un an après leurs victoires électorales, les trois partis islamistes au pouvoir en Afrique du Nord (voir ci-contre) semblent largués par une situation économique difficile. Croissance en berne, hausse du chômage, dégradation des comptes publics, recul des investissements et même, dans le cas de la Tunisie, chute de quatre places en un an dans le classement « Doing Business » établi par la Banque mondiale… « Je ne peux pas nier ou cacher la réalité de la situation : elle est inquiétante », avouait le 25 octobre Ridha Saïdi, ministre tunisien chargé des Dossiers économiques, membre d’Ennahdha.

Cliquez sur l'image.Au Maroc, la nouvelle loi de finances proposée par le gouvernement de l’islamiste Abdelilah Benkirane a été vertement critiquée avant même d’être présentée au Parlement. Le patronat, via la puissante Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM), lui reproche l’instauration de taxes supplémentaires sur les hauts revenus et le report sine die de la réforme du système de remboursement de la TVA, qui grève la trésorerie des entreprises. « La vraie question qu’on se pose, c’est de savoir s’il s’agit d’un budget politique ou populiste. Une loi de finances est censée valoriser l’entreprise, mais là on lui inflige une double peine en la fiscalisant. Et, dans le même temps, l’État ne fait pas d’économies », tempête Jamal Belahrach, président de la commission emploi et relations sociales à la CGEM.

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Élus sur leurs positions conservatrices et leurs promesses de justice sociale, les islamistes ont avancé des idées plus floues en matière d’économie. « Ennahdha défend la propriété et le système financier, mais avec un discours éthique », tente de définir l’économiste tunisien Dhafer Saidane. « Les trois partis sont d’inspiration libérale. Ils ont en commun d’insister sur la liberté d’entreprendre, de vouloir instaurer un bon climat des affaires, plus de transparence et une meilleure répartition des revenus », complète Andreu Bassols, directeur général de l’Institut européen de la Méditerranée, qui a invité ces différents mouvements à présenter leurs programmes économiques lors d’une conférence à Barcelone, en juillet. « Leurs objectifs économiques sont nobles, mais le problème réside dans la déclinaison de plans d’action datés pour y parvenir, ajoute-t-il. Les responsables économiques du PJD [Parti de la justice et du développement, NDLR], d’Ennahdha et du PLJ [Parti de la liberté et de la justice] que nous avons interrogés ont été incapables de nous expliquer leurs positions sur la fiscalité, la maîtrise du déficit public ou la suppression des subventions sur les produits énergétiques et alimentaires. »

Pression de la rue

Depuis qu’ils se sont transformés en partis de gouvernement, les mouvements islamistes donnent l’impression de naviguer à vue. « Ils n’ont pris aucune décision courageuse en Tunisie et en Égypte. Et au Maroc, ils ont été bien timides, à l’exception de la hausse de 20 % des prix du carburant », souligne Andreu Bassols. « Quand ils sont arrivés à leurs postes, les responsables d’Ennahdha n’étaient pas au fait de la réalité économique. Du coup, sous la pression de la rue, on les a entendus promettre des emplois et des subventions, notamment aux régions et aux classes sociales défavorisées », raconte Tarek Chérif, président de la Confédération des entreprises citoyennes de Tunisie (Conect), une organisation patronale née après la révolution. « Aujourd’hui, ils conviennent avec nous que l’État ne doit pas tout prendre en charge, mais ils restent prisonniers de leurs premières annonces, et ce d’autant plus qu’avec les élections prévues en mars ils craignent l’impopularité », regrette le patron du groupe chimique Alliance.

Cliquez sur l'image.Au Maroc, où le bouleversement politique est moindre, le manque d’initiative du gouvernement Benkirane dans le domaine économique inquiète aussi. « Par naïveté et par inexpérience sur les questions économiques, le PJD a raté le coche sur un certain nombre de sujets cruciaux, en particulier sur la réforme de la Caisse de compensation », estime Karim Tazi, patron du groupe Richbond (textile). « Najib Boulif, le ministre délégué chargé des Affaires générales et de la Gouvernance, n’a pas osé remettre en cause les subventions sur les hydrocarbures [gaz notamment] et les produits alimentaires [dont la farine], qui profitent plus aux riches qu’aux pauvres, pour les remplacer par des aides ciblées plus efficaces », regrette l’entrepreneur, qui a conseillé le Premier ministre sur les questions fiscales.

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Mêmes atermoiements en Tunisie : « Le problème avec les islamistes, ce n’est pas leur incompétence, mais leur vision court-termiste, analyse Dhafer Saidane. Faute d’une vision stratégique, le gouvernement ne prend que des mesures homéopathiques, voire contre-productives, à l’image de sa directive interdisant le crédit à la consommation, qui a fragilisé encore plus les banques du pays. Quant à la possibilité accordée aux établissements financiers de vendre des produits islamiques, elle est bénéfique, mais aura peu d’impact sur le développement. »

Par ailleurs, les islamistes ont manqué de réactivité ou parfois fait preuve de maladresse. Sur le plan sécuritaire, en Égypte et en Tunisie, ils n’ont pas su se montrer fermes face aux manifestations violentes des groupes salafistes, laissant se développer un sentiment d’insécurité. Des déclarations malvenues n’ont pas arrangé les choses, comme la sortie du ministre marocain de la Justice et des Libertés, Mustapha Ramid, fustigeant les « touristes venant à Marrakech » pour y « commettre des péchés et s’éloigner de Dieu », ou l’excès de zèle du ministère tunisien de l’Intérieur fermant cafés et bars de la médina de Tunis pendant le ramadan.

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Le manque d’initiative et les atermoiements n’ont rien de rassurant.

Responsabilités partagées

Néanmoins, il serait injuste de mettre tout le marasme économique sur le dos des seuls partis islamistes. D’abord, ils ne sont pas seuls aux manettes. Au Maroc, le PJD gouverne avec l’Istiqlal (conservateur) et le Mouvement populaire (libéral), qui détiennent des portefeuilles majeurs comme les finances et le tourisme. « Le PJD, malgré son envie d’assumer les responsabilités économiques, a dû s’incliner devant les pressions de ses alliés et céder le portefeuille des finances à Nizar Baraka, de l’Istiqlal, raconte Karim Tazi. Or cet ancien ministre délégué aux Affaires économiques et générales du précédent gouvernement n’a pas le profil d’un réformateur. » Mohammed Aitri, patron du groupe industriel Prominox, est encore plus dubitatif sur la capacité des islamistes à améliorer le climat des affaires : « Le pouvoir économique n’est pas entre les mains du gouvernement, mais d’un establishment qui n’a aucun intérêt à ce que les choses changent. Que la majorité soit islamiste, de gauche ou de droite n’y change rien », estime ce chef d’entreprise, qui ne voit aucune amélioration de la transparence et de la justice économique depuis que le PJD est aux affaires.

En Tunisie, Ennahdha a la majorité des postes économiques clés, mais doit composer avec ses deux alliés de centre gauche, Ettakatol et le Congrès pour la République. Après une période d’apprentissage – nécessaire pour des ministres islamistes quasi néophytes en matière d’économie -, les choses pourraient toutefois aller mieux : « À court terme, on ne voit pas bien où l’on va, c’est vrai, souligne Dhafer Saidane. Mais nous sortons d’une révolution, tout est à inventer, en particulier dans le domaine économique, du tourisme jusqu’au secteur bancaire. Quand la situation politique sera apaisée et que les nouveaux dirigeants, islamistes ou pas, auront trouvé leurs marques en s’entourant des bonnes personnes, l’économie repartira sur de bonnes bases. »

Premier bilan mitigé sur trois principaux dossiers

Partenariats internationaux, peut mieux faire

Alors que l’Europe est en crise, les gouvernements marocain et tunisien se cherchent de nouveaux partenaires, notamment dans le Golfe persique et aux États-Unis. Mais la tâche est ardue. « Les pays du Golfe ne sont pas des philanthropes, ils n’investissent pas pour des raisons religieuses ou politiques, ils font les mêmes calculs que les autres et sont rétifs au risque. Aujourd’hui, leurs investissements restent inférieurs à ce qu’ils étaient avant la chute de Ben Ali », observe l’économiste tunisien Dhafer Saidane. Au Maroc, c’est le roi Mohammed VI qui est à la manoeuvre au Moyen-Orient, plus que le parti islamiste, car les liens entre monarques priment. Après la révolution, l’Égypte et la Tunisie avaient accueilli avec espoir plusieurs délégations américaines d’hommes d’affaires, mais les attaques contre les ambassades des États-Unis et l’insécurité ont nettement refroidi les ardeurs de ceux-ci. Avec l’Europe, les liens privilégiés ont été préservés, voire améliorés par les islamistes : « Aujourd’hui, les relations du Maroc avec le gouvernement Rajoy [en Espagne, NDLR] sont bien meilleures que sous la majorité précédente », note Karim Tazi, patron du groupe Richbond. C.L.B.

Manifestation pour l'emploi et la hausse des salaires, au Caire, le 4 juillet. Le chômage est un des sujets sur lesquels les islamistes sont le plus attendus. © Amr Nabil/AP/SipaDialogue social tendu

Depuis la victoire d’Ennahdha en Tunisie, la situation sociale s’est tendue. Ses relations avec l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) sont mauvaises, avec deux traditions politiques aux antipodes. Les ministres islamistes, dénonçant le « blocage » du pays par le syndicat, ont poussé à la démission leur homologue des Finances, Houcine Dimassi, proche de l’UGTT. « En Tunisie, en Égypte et même au Maroc, la situation est tellement difficile qu’il faudrait lancer d’urgence la préparation d’un pacte social entre syndicats, patronat et État, comme l’a fait l’Espagne en 1977 au sortir du franquisme », estime Andreu Bassols, de l’Institut européen de la Méditerranée. Les partis islamistes, peu implantés dans le monde du travail, n’ont pas encore pris cette initiative. C.L.B.

Gouvernance : des signes positifs, mais peu d’avancées

Les partis islamistes avaient mis la justice économique au centre de leurs campagnes électorales. Au Maroc, juste après sa victoire, le Parti de la justice et du développement (PJD) a multiplié les annonces sur le sujet : réduction du train de vie des ministères, publication des listes d’agrément de transport routier, ouverture de grands procès pour malversations… Autant de signaux positifs dans un pays classé au 80e rang en termes de perception de la corruption par Transparency International (la Tunisie est au 73e rang). Puis, après quelques mois, on n’a plus entendu les responsables islamistes sur ces questions. « Ils ont profité d’un espace pour dénoncer la corruption, parfois avec démagogie. Mais ils n’ont pas les coudées franches pour agir tant que la démocratisation n’est pas plus avancée, avec une indépendance de la justice réellement garantie », observe Andreu Bassols, de l’Institut européen de la Méditerranée. Le même sentiment domine en Tunisie. C.L.B.

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