Ahmet Insel : « La Turquie et Daesh ont vraiment rompu »
Depuis le 24 juillet, la Turquie bombarde les positions de Daesh en Syrie tout en réprimant les Kurdes. Le politologue Ahmet Insel livre son analyse de la situation à Jeune Afrique.
Depuis des mois, l’attitude ambiguë d’Ankara à l’égard de Daesh lui valait les critiques de ses alliés occidentaux. La pression des Américains et son isolement croissant sur la scène diplomatique l’ont amené à changer son fusil d’épaule et à bombarder, depuis le 24 juillet, ses positions en territoire syrien. Pourtant, en même temps, la répression s’abat sur les Kurdes. Tout sauf un hasard, dans la perspective d’élections législatives anticipées que le président Erdogan appelle de ses vœux. L’analyse d’Ahmet Insel, politologue, fondateur des éditions Iletisim et auteur de La nouvelle Turquie d’Erdogan (La Découverte, 2015).
Jeune Afrique : Que peut-on dire avec certitude sur les relations qu’entretenait la Turquie avec Daesh ?
Ahmet Insel : Les faits sont encore flous. Ce que nous savons, c’est que la Turquie a aidé des mouvements de résistance contre Bachar al-Assad, avec l’aval des puissances occidentales. Mais alors que ces puissances ont vu que cette opposition se radicalisait, que les démocrates syriens étaient écartés au profit de Daesh, d’Ansar al-Charia, du Front al-Nosra, etc., la Turquie a continué à soutenir ces organisations en leur livrant des armes, en leur facilitant le franchissement de la frontière syrienne ou en les laissant utiliser son territoire comme base arrière, notamment la région de Gaziantep et d’Urfa. Il est quasi certain que la Turquie a aidé des groupes qui ont rejoint les rangs de Daesh par la suite, quand celui-ci est apparu en Syrie. Mais l’a-t-elle aidé directement ? Nous n’avons pas de preuves.
En janvier 2014, des camions remplis d’armes avaient été interceptés…
Oui, en territoire turc et se dirigeant vers la Syrie. Mais comme le gouvernement a étouffé l’affaire et que l’enquête a été suspendue, nous ne savons pas à qui ils étaient destinés. Le gouvernement a dit qu’ils étaient placés sous la protection des services de renseignements, et qu’ils étaient adressés aux Turkmènes de Bayir Bucak (Alep), mais c’est un argument a posteriori, nous ne savons pas si c’était vraiment le cas. Ce qui est sûr, c’est qu’ils étaient destinés à l’opposition syrienne… mais laquelle ?
Pourquoi la Turquie s’est-elle montrée si longtemps réticente à entrer dans la coalition anti-Daesh ?
D’abord, elle a toujours considéré Daesh comme un phénomène passager, et a vu dans la création d’un espace autonome des Kurdes de Syrie un danger plus grand pour sa sécurité. Ensuite, le gouvernement AKP, et en particulier le président, Recep Tayyip Erdogan, voulait éviter de s’engager dans une guerre dont l’ennemi était un musulman islamiste.
On peut supposer qu’il y avait une certaine tolérance…
La rupture est-elle vraiment consommée ?
Oui, d’ailleurs depuis quelques mois les passages aux frontières étaient de plus en plus contrôlés et la police turque avait identifié les réseaux de Daesh sur son sol. Le 23 juillet, quand un groupe de jihadistes a voulu entrer en Turquie, des gendarmes lui ont refusé le passage et un Égyptien a tué un sous-officier, ce qui a déclenché les représailles de l’armée et une vague d’arrestations. La facilité avec laquelle on a arrêté le Daghestanais qui, apparemment, était l’émir de Daesh à Istanbul et organisait le transit des étrangers se rendant en Syrie, montre que ses activités étaient connues. On peut supposer qu’il y avait une certaine tolérance… D’ailleurs, jusque-là, les policiers turcs qui arrêtaient des occidentaux en transit vers la Syrie faisaient preuve envers eux d’un comportement très courtois, compréhensif. La police, les renseignements généraux, les services de sécurité intérieurs (pas l’armée, qui dès le départ était très hostile à Daesh) avaient un certain tropisme à l’égard de la résistance islamiste, qu’elle soit issue du Front al-Nosra, d’Ansar al-Charia ou de Daesh : peu importe, le policier de base ne fait pas forcément la distinction.
Les Kurdes affirment que les frappes aériennes en Irak du Nord frappent davantage les guérilleros du PKK que les positions de Daesh en Syrie, et, qu’en Turquie, les arrestations s’abattent davantage sur les sympathisants ou membres du parti HDP (prokurde, mais qui rallie désormais une partie de l’opposition) que sur les partisans de Daesh. Est-ce exact ?
L’armée turque tape plus dur sur les Kurdes, en effet. Jusqu’à présent, la majorité des bombardements ont visé des bases arrière du PKK en Irak, dans les monts Kandil. Mais en contrepartie, le PKK riposte : en l’espace de quatre ou cinq jours, un capitaine de gendarmerie, trois sous-officiers et un soldat ont été tués en Turquie même, sans doute par des militants de base du PKK.
Est-ce la fin du processus de paix avec les Kurdes, que Recep Tayyip Erdogan avait pourtant courageusement engagé il y a deux ans ?
Ce processus était déjà suspendu depuis des mois. Mais il est un peu tôt pour dire s’il s’arrêtera définitivement. Cela dépendra de plusieurs facteurs, et notamment des élections législatives anticipées qui se profilent en octobre, et en vue desquelles le président Erdogan joue la carte du nationalisme. Cette stratégie pourrait ne pas lui rapporter les voix qu’il espère, et un second échec de son parti, l’AKP [après celui des législatives du 7 juin, lors desquelles il a perdu sa majorité absolue], changerait complètement la donne.
Afin de remporter ces élections qu’il brûle de faire rejouer, Erdogan est-il prêt à engager une procédure d’interdiction du HDP, dont le score de 13% lui avait coûté sa majorité absolue le 7 juin ?
Je ne pense pas que ce parti sera interdit, mais une demande de levée de l’immunité parlementaire de certains de ses députés pourrait être formulée, pour « intelligence avec une organisation terroriste » [le PKK]. Concrètement, il serait très difficile de faire interdire le HDP, qui compte 80 députés.
Comme vous l’avez dit, les Kurdes ripostent. Ces troubles dans le pays vont-ils bénéficier politiquement à Erdogan ?
On l’ignore pour le moment. En théorie, il espère prendre des voix (deux ou trois points) aux nationalistes du MHP. Et il espère aussi que, dans ce climat très tendu, les électeurs du CHP [gauche laïque] qui avaient voté HDP le 7 juin pour lui barrer la route et l’empêcher d’obtenir la majorité absolue, ne voudront plus voter « prokurde ». Dans cette hypothèse, si le HDP retombait sous la barre de 10% [en-deçà de laquelle il ne pourrait pas être représenté au Parlement], c’est l’AKP qui regagnerait automatiquement 70 députés et se retrouverait en position de force. Mais on ne sait pas si, compte tenu de ce contexte troublé, le HDP va perdre jusqu’à 25% de ses électeurs.
Des policiers et militaires turcs ont été tués. Le HDP peut-il appeler au calme, et est-il en mesure d’empêcher la situation de dégénérer ?
Ce qui est certain, c’est que le HDP va durcir sa position au Parlement. Déjà, ses députés ont déposé une demande d’enquête parlementaire sur le scandale de corruption de décembre 2013 [dans lequel l’AKP, au pouvoir, est impliqué], ce qui leur attirera la sympathie des électeurs laïcs [du CHP notamment], furieux que cette affaire ait été étouffée. Le HDP optera, je pense, pour une opposition radicale au Parlement, mais pas dans la rue. Mais dans quelle mesure contrôle-t-il vraiment la jeunesse kurde, qui est peut-être davantage influencée par les cadres locaux du PKK ? Le HDP pourrait être débordé.
Pour le moment, le gouvernement n’a pas intérêt à ce que l’affrontement s’arrête
Le leader kurde Abdullah Öcalan s’est-il exprimé depuis sa prison, pour calmer le jeu ?
Il est maintenu dans l’isolement le plus total, personne n’a de contacts avec lui, on ne sait pas ce qu’il pense. Pour le moment, le gouvernement n’a pas intérêt à ce que l’affrontement s’arrête, et donc pas intérêt à faire parler Öcalan.
Pourquoi Massoud Barzani, le leader kurde qui gouverne la région autonome du Kurdistan irakien, s’entend-il aussi bien avec la Turquie, et se montre-t-il hostile envers ses « frères » kurdes du PKK et du PYD ?
Le PKK turc et le PYD, sa branche syrienne, sont des forces laïques, de tradition marxiste, alors que Barzani, lui, est un féodal, un conservateur et un musulman pratiquant, issu du milieu nakshibendi. Leur opposition sociologique est très forte. La force du PKK a été de casser, en Turquie en tout cas, le contrôle du mouvement kurde par les féodaux. Or, Barzani est le plus grand des féodaux.
Qu’est-ce qui différencie l’administration des territoires syriens sous contrôle du PYD de l’administration féodale de Barzani en Irak du Nord ?
Le PKK et le PYD nourrissent une utopie communarde, écologiste, multiculturelle. Ils tiennent un discours d’extrême gauche, très antinéolibéral, mais qu’en est-il dans les faits ? Seule certitude : aujourd’hui, dans la région, ils sont les plus démocrates… ce qui ne veut pas dire qu’ils sont démocrates ! Ils tolèrent d’autres partis, mais, en même temps, ils veulent être le parti dominant.
Les Kurdes syriens n’ont pas la possibilité de créer la même chose qu’en Irak du Nord, mais ils peuvent obtenir une large autonomie
La Turquie redoute la création d’un État kurde en Syrie. Cette crainte est-elle fondée ?
Je ne le pense pas, car les Kurdes de Syrie ne bénéficient pas du même rapport de force démographique qu’en Irak. Ils envisagent toutefois, et c’est un projet assez crédible, d’acquérir une autonomie régionale le jour où il y aura un cesser le feu et des négociations de paix en Syrie. Leur objectif est d’obtenir que leurs trois cantons soient reconnus et éventuellement unifiés géographiquement (seulement 90 km séparent Afrin de Kobane).
Ils veulent une entité politique autonome dans le cadre d’une Syrie cantonale. C’est un gain extraordinaire : il y a cinq ans, ni Barzani ni le PKK ni les Kurdes de Syrie n’auraient imaginé le quart de la moitié de cela. Les Kurdes syriens n’ont pas la possibilité de créer la même chose qu’en Irak du Nord, mais ils peuvent obtenir une large autonomie. D’ailleurs, la solution syrienne passera sans doute par une régionalisation, par une sorte de confédération.
Cette région autonome de Syrie pourrait-elle attirer les kurdes de Turquie ?
Certes, entre le Rojava [Kurdistan syrien] et le sud de la Turquie, il n’y a pas d’obstacle géographique. Mais aux yeux des kurdes de Turquie, la Syrie de l’après-guerre sera un pays pauvre, instable, peu sûr, à l’image de l’Irak aujourd’hui, et pour des décennies. Ce que craint le gouvernement turc, c’est plutôt que le PKK dispose d’une assise territoriale reconnue internationalement, ce qu’il pourrait obtenir par le truchement du PYD dans le Rojava.
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