« Dr belle ministre vert » : comment Latifa Lakhdar est devenue la risée des réseaux sociaux en Tunisie…

Les chargés de communication de la ministre tunisienne de la Culture, Latifa Lakhdar, ont publié un communiqué de presse particulièrement incompréhensible : en fait, il s’agissait d’une simple traduction via Google d’un texte en arabe… Comment une telle bévue est-elle possible ? Explications.

Latifa Lakhdar durant une conférence de presse, le 19 mars 2015, à Tunis. © Christophe Ena / AP / SIPA

Latifa Lakhdar durant une conférence de presse, le 19 mars 2015, à Tunis. © Christophe Ena / AP / SIPA

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Publié le 21 septembre 2015 Lecture : 4 minutes.

Professeur d’histoire contemporaine, universitaire de haut vol, auteure de plusieurs ouvrages remarqués sur l’islam et sur la condition féminine, Latifa Lakhdar avait intégré le gouvernement d’Habib Essid en février 2015, en qualité de ministre de la Culture et de la sauvegarde du patrimoine. Plutôt discrète, elle n’avait pas fait parler d’elle jusqu’à ce funeste vendredi 18 septembre, jour où elle est devenue brutalement la risée des réseaux sociaux. La cause de cette notoriété non voulue est un communiqué « en fronçais » – en réalité une version très approximative de la langue de Molière – transmis aux rédactions par son propre service de communication (voir ci-dessous).

Le texte, incompréhensible et cocasse, a manifestement été traduit automatiquement de l’arabe par le service gratuit d’un moteur de recherche internet. Comble du ridicule, et preuve que son chargé de communication ne s’est même pas donné la peine de relire le texte avant de l’envoyer, le nom de la ministre s’est transformé en « Dr belle ministre vert et de la culture et de la sauvegarde du patrimoine » [Lakhdar, le nom de famille de la ministre, signifie « vert », Latifa, son prénom, pouvant signifier belle ou douce]…

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Flagrant délit d’incompétence

La bourde n’étant pas passée inaperçue, son cabinet a publié un second communiqué pour se dédouaner, en incriminant… des pirates informatiques malveillants ! Ceux-ci auraient « aspiré » la liste de contacts de la messagerie électronique du ministère avant de diffuser le communiqué traduit à l’aide de Google, et ainsi ridiculiser l’infortunée Latifa Lakhdar. Une version pitoyable, digne d’un enfant de cinq ans pris en flagrant délit la main dans le pot de confiture et qui dirait : « non, non, c’est pas moi » ! Évidemment, le responsable ne sera pas sanctionné.

Au-delà de son aspect comique, cette affaire est moins anecdotique qu’il n’y paraît. Terrible pour le prestige de l’État, elle renseigne sur le niveau réel des « compétences » qui peuplent les cabinets ministériels tunisiens. Bien sûr, un « chargé de communication » incapable de s’exprimer ou de se relire en français, ça fait tâche, surtout au ministère de la Culture, dans un pays où le français, deuxième langue officielle, est enseigné depuis la deuxième année de l’école primaire. Mais il ne faut pas se leurrer : la même histoire aurait pu survenir dans n’importe quel autre département.

Sauf en de très rares exceptions, les ministres ne peuvent pas choisir leurs collaborateurs directs car ils ne peuvent les rémunérer.

Aussi aberrant que cela puisse paraître, il faut savoir que, sauf en de très rares exceptions, les ministres ne peuvent pas choisir leurs collaborateurs directs car ils ne peuvent les rémunérer. Faute de budget adéquat, ils sont donc contraints de puiser dans le « vivier » de l’administration. Il faut « faire avec ce que l’on a », en l’occurrence avec les inamovibles attachés de presse, jouissant d’un statut de fonctionnaires, hérités, pour la plupart, de l’administration formatée par le régime de Zine El Abidine Ben Ali, qui n’était pas spécialement réputée pour son sens de la communication et de la transparence.

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Face à cette situation ubuesque, les ministres les plus avisés bricolent. Ils font appel pour leur com’ à des amis, qui les épaulent bénévolement et presque clandestinement, en usant de leur entregent et en dispensant des conseils, d’ailleurs pas toujours avisés… Le bricolage et l’amateurisme caractérisent ainsi la communication gouvernementale depuis la révolution. Elle en constitue le talon d’Achille récurrent. Le diagnostic a pourtant été posé dès les jours qui ont suivi le renversement de Ben Ali. Sous l’impulsion de Hakim El Karoui, d’Elyes Jouini et de Cyril Grislain Karray, l’idée d’une cellule de communication aux compétences transversales et rattachée directement au Premier ministre de l’époque [Mohamed Ghannouchi] avait été envisagée.

Scénarisation de l’action publique

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Cette task force voulait faire appel à des professionnels rompus aux techniques modernes et au fonctionnement des réseaux sociaux, afin de calibrer les messages, de définir les « éléments de langage » et scénariser l’action publique, pour la rendre lisible et légitime. Une telle aide n’aurait pas été de trop pour le malheureux Mohamed Ghannouchi, particulièrement limité dans ce domaine, que chaque rencontre avec la presse mettait au supplice. Mais l’idée s’est perdue dans les méandres du circuit de la décision administrative, par la faute, entre autres, de Taieb Yousfi, le directeur de cabinet, peu désireux de voir émerger un pôle de réflexion autonome.

Précision utile : Yousfi était lui-même l’ancien attaché de presse de Ghannouchi au Plan, et il l’avait ensuite suivi à la Primature, Place de la Kasbah. Victime de la défiance des Tunisiens, le gouvernement devait chuter quelques semaines après… À la notable exception de Béji Caïd Essebsi, Premier ministre de la transition entre mars et décembre 2011, qui a eu la chance d’avoir à ses côtés l’excellent Moez Sinaoui (un diplomate familiarisé avec l’univers des médias, car ex-salarié de la chaîne privée Nessma), aucun des différents chefs de gouvernement qui se sont succédés à la Kasbah n’a réussi à résoudre la délicate équation de la communication gouvernementale.

Pur produit de l’administration, Habib Essid, l’actuel titulaire du poste, semble bien décidé à marcher dans les pas de Mohamed Ghannouchi : il a fait appel à Taieb Yousfi pour diriger son cabinet. On ne change pas une équipe qui perd ?

Communiqué du ministère tunisien de la Culture du 18/09/2015

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