Les peuples africains sauront reconnaître un homme providentiel
Le 9 Juillet 1965, au terme de deux années de tensions persistantes, le Parlement malaisien vota l’exclusion de Singapour de la Fédération de Malaisie. Cette décision fut un échec personnel pour Lee Kuan Yew (LKY). Celui qui avait toujours cru en l’union des deux territoires se retrouvait seul, à la tête d’un micro-territoire dépourvu de ressources naturelles et constitué d’une population majoritairement pauvre et hétérogène ethniquement.
Au moment de son indépendance, le PIB/habitants de Singapour était de 400 dollars par an. En 2010, il avoisinait 40 000 dollars par an. Le pays était chaotique. C’est aujourd’hui un havre de paix : les rues sont propres, l’ordre règne, la corruption est anecdotique. À l’origine, la population était sous-éduquée. Les jeunes Singapouriens occupent aujourd’hui régulièrement les 1ères places du classement PISA.
LKY est l’archétype du grand leader. En 50 ans de vie politique – dont 31 au pouvoir, il a radicalement changé le visage de son pays.
Mais LKY était aussi un homme providentiel. Après tout, son émergence est davantage le produit de l’histoire que le résultat du jeu des partis : Singapour aurait pu rester au sein de la Fédération de Malaisie. Au plus fort des tensions avec le gouvernement fédéral, LKY a frôlé l’emprisonnement.
Historiquement, les grands leaders (ceux que j’ai appelés ailleurs « grands hommes ») ont souvent été des hommes providentiels. Ils ont émergé, hors de tout cadre institutionnel, à la faveur de crises. Quelquefois, comme dans le cas de LKY, ils auraient pu disparaître dans les méandres de l’histoire.
Le consensus est de présenter les leaders africains qui aspirent à poursuivre leurs mandats présidentiels au-delà des limites constitutionnelles comme des « hommes providentiels ». L’expression a désormais une connotation négative. C’est malheureux.
La seule velléité de modification de la loi fondamentale de leur pays ne suffit pas à caractériser des leaders nécessairement différents par ailleurs. En effet, ni leur bilan, ni le rapport qu’ils entretiennent avec leur peuple, ni le contexte de leur émergence, ni leurs qualités, ne sont comparables. Peu sont des hommes providentiels. Peu ont le potentiel d’un LKY.
« Personne n’est irremplaçable ». Vraiment ?
Ceci dit, la qualité d’hommes providentiels n’est pas une catégorie exclusivement occidentale ou asiatique. Des cygnes noirs peuvent émerger en Afrique.
Dans un continent rongé par la mal gouvernance, la question du rapport des peuples à d’éventuels hommes providentiels est importante. Pour beaucoup, « personne n’est irremplaçable ». Vraiment ?
Les hommes sont égaux en droits mais inégaux en aptitudes. De ce point de vue, certains individus sont supérieurs au lot commun. C’est vrai en sport comme dans le gouvernement des hommes. Les meilleurs sont irremplaçables au sens où leur départ (ou absence) a toujours un coût. Dans des systèmes résilients, celui-ci est supporté, tant bien que mal. Dans d’autres, il peut être mortel.
Lorsqu’un Grand joueur quitte son équipe en NBA – championnat de Basket américain -, son maillot est retiré. C’est une reconnaissance de la qualité du travail accompli. Mais c’est aussi un deuil : celui d’un individu qui ne sera jamais vraiment remplacé.
Les peuples africains sauront reconnaître un homme providentiel
Le sport diffère cependant de la politique (encore que). Mais outre qu’en sport comme en politique les grands leaders font la différence, plusieurs pays africains sont si peu structurés qu’ils auraient tort d’ignorer les bienfaits de la providence.
Au fond, la question est moins de savoir si tel leader est irremplaçable que celle de savoir si dans le contexte actuel de nos pays, la possibilité de connaitre le destin de Singapour devrait être sacrifiée sur l’autel de principes rigides. En d’autres termes, combien de pays du continent peuvent se payer le luxe, si la providence leur offrait ce cadeau, de se passer d’un LKY ?
Ma réponse est : « À ce stade, bien peu ». Par conséquent, une forme de pragmatisme devrait l’emporter sur l’énoncé de principes. Pourquoi ne pas adapter les systèmes à la possibilité de cygnes noirs ? « Les institutions fortes » ? Bonne question ! Mais c’est bien LKY qui les a créées à Singapour !
Comment reconnaître un homme providentiel ? En 1964, la Cour suprême des États-Unis a examiné l’affaire Jacobellis vs. Ohio. Nico Jacobellis gérait une salle de cinéma dans l’État de l’Ohio. Suite à la diffusion du film Les Amants de Louis Malle, un juge de l’État, estimant le film obscène, condamna le gérant.
La Cour suprême annula ce jugement. Le film n’était pas obscène. Il était protégé par le 1er amendement. Dans son argumentation, le juge Potter Stewart, membre de la Cour suprême, expliqua que le 1er amendement protège toutes les obscénités à l’exception de la pornographie. La différence entre les deux ? « I know it when I see it » – Au regard, je saurai, expliqua le Juge.
Comme le Juge Stewart, les peuples africains sauront reconnaître un homme providentiel.
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