Boutros Boutros Ghali : « L’Égypte est en guerre »

Boutros Boutros Ghali qui fut ministre des Affaires étrangères des raïs Sadate et Moubarak (1977-1991) et secrétaire général des Nations unies (1992-1996) puis de la Francophonie (1997-2002) confie à Jeune Afrique son point de vue sur l’état du monde. Interview.

ProfilAuteur_LaurentDeSaintPerier

Publié le 14 octobre 2015 Lecture : 6 minutes.

Le vieil Égyptien au visage émacié s’avance en s’appuyant sur une canne mais il émane de lui une dignité et une grandeur dont on parerait volontiers un Ramsès. Derrière ses lunettes, un regard tour à tour perçant, profond ou espiègle, reflet d’un esprit qui a vu se bâtir l’Égypte d’aujourd’hui comme le monde contemporain.

Témoin et surtout acteur, ministre des Affaires étrangères des raïs Sadate et Moubarak (1977-1991) et secrétaire général des Nations unies (1992-1996) puis de la Francophonie (1997-2002), Boutros Boutros Ghali, « c’est une histoire égyptienne », écrit l’écrivain et ancien diplomate Alain Dejammet, auteur d’une riche biographie où la vie de l’enseignant devenu haut fonctionnaire se mêle intimement au destin de son pays puis à la grande histoire du monde.

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Figure essentielle des accords de paix de 1979 entre l’Égypte et Israël, il a assisté impuissant – et parfois critiqué – aux drames du Rwanda, de l’ex-Yougoslavie et de la Somalie depuis son bureau des Nations unies. Créateur du Conseil égyptien des Droits de l’homme en 2003, ses recommandations lucides n’ont pas permis d’enrayer la vague de contestation politique et sociale qui a emporté le président Moubarak en janvier 2011. Dejammet qui l’interroge peu après, écrit alors « Boutros, en ces heures changeantes, s’il ne se refuse pas aux questions, est économe de ses commentaires ». Quatre ans plus tard, le « petit-fils du pacha » est plus prodigue et confie à Jeune Afrique son point de vue sur l’état du monde, celui de son continent et celui de son pays.

Jeune Afrique : À 92 ans, comment occupez-vous votre vie entre Le Caire et Paris ?

Je travaille ! Je donne des interviews régulières à différentes journaux et télés égyptiens. J’écrivais en français comme en anglais et en arabe et j’ai publié des dizaines de volumes, mais hélas j’ai maintenant des difficultés à le faire, les progrès de l’âge… Au Caire, je vais régulièrement au bureau de la Commission nationale des Droits de l’homme que j’ai créée et dont je suis nommé président d’honneur. Je passe six mois à Paris, pour ma santé, mais j’y préside aussi des commissions à l’Unesco, comme à l’académie de droit international de la Haye.

La ligue arabe est morte de ne pas avoir su se renouveler. Il faudra quelques dizaines d’années pour pouvoir reconstituer une infrastructure efficace d’intégration régionale.

J’ai dû abandonner une vingtaine d’ONG comme le South Center [qui s’occupe de coopération des pays en développement, NDLR], mais je reste à une organisation qui œuvre dans le domaine du droit humanitaire à former les officiers des NU aux nouvelles dimensions des problèmes qu’ils auront à affronter. Alors qu’ils avaient traditionnellement la tâche de séparer deux pays, ils font face aujourd’hui à des guerres civiles et leurs lots de réfugiés, de femmes violées, de traumatismes… Il y a toute une éducation à faire pour la prise en charge de ce genre de drames individuels.

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Dans quel état jugez-vous les Nations unies (NU) ?

Elles sont en pleine décadence pour deux raisons. Tout d’abord, la parité qui existait entre les deux superpuissances américaines et soviétiques conférait aux NU un équilibre, une certaine force. Mais aujourd’hui, les États-Unis sont persuadés d’avoir écrasé la Russie et se comportent comme s’ils étaient seuls, ce qui, on l’a vu au Moyen-Orient, crée des problèmes et affaiblit beaucoup l’organisation. L’autre question, qui est nouvelle et dont peu de monde parle, est qu’au moment de la création de la Société des nations, puis des NU, il n’y avait qu’un seul acteur en politique étrangère : l’État. Aujourd’hui il y a d’autres acteurs, non étatiques et qui peuvent être plus influents que beaucoup d’États. Que pèsent Wallis et Futuna face à la fondation des époux Gates ? Les NU sont affaiblis car ils ne représentent plus qu’une partie de la société internationale. La réforme doit donc consister à trouver un moyen de représenter les organisations non gouvernementales et la société civile au sein des NU. Comment les choisir ? D’après leurs spécialisations ? Leur pays d’origine ? Ce ne sera pas facile, c’est techniquement compliqué mais c’est indispensable.

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La Ligue arabe est-elle en meilleur état ?

Elle est morte de ne pas non plus avoir su se renouveler. Elle avait été efficace tant qu’il s’agissait de libérer des États mais aujourd’hui les guerres civiles et les conflits de puissance la paralysent. Regardez l’Union européenne en train de se décomposer à cause d’un problème de finance grecque, alors avec l’état actuel du monde arabe… Il faudra quelques dizaines d’années pour que cette crise passe et pour pouvoir reconstituer une infrastructure efficace d’intégration régionale.

Vous avez connu Nasser, Sadate, Moubarak… Quel regard portez-vous sur votre président actuel Abdelfattah al-Sissi ?

Je l’ai connu avant qu’il ne prenne le pouvoir. C’est un homme qui sait écouter, qui pose des questions intelligentes. Il a hésité beaucoup à prendre le pouvoir, mais a finalement pris la décision de le faire parce qu’il n’y avait pas d’autres solutions. Il nous faudra une période de 2-3 ans pour stabiliser le pays. J’ai découvert que la presse française avait une grande hostilité à l’égard de l’Égypte et de son régime. Le fondamentaliste Morsi est considéré comme élu, et Sissi c’est le coup d’État. Sissi a sauvé l’Egypte. Si elle était devenue fondamentaliste, ce que sont à 100% les Frères musulmans (FM), il y aurait eu des fondamentalistes à Paris demain.

Quand les Allemands étaient rentrés en France, allait-on discuter liberté d’expression ?

Beaucoup d’observateurs parlent tout de même de répression et de restrictions bien plus dures que sous Moubarak ?

L’Égypte est en guerre. En guerre contre les FM. Tous les deux jours une bombe éclate – personne n’en parle – des soldats, des officiers, des magistrats se font quotidiennement tuer et vous voulez qu’avec ça on respecte toutes les règles ? Voyons la réalité telle qu’elle est. C’est moi qui a créé la conférence des Droits de l’homme à Vienne en 1992 et la Commission nationale égyptienne des Droits de l’homme et je les soutiens à 100%. Mais nous sommes dans un état de guerre. Essayez de vous rappeler ce qu’il s’est passé en France en 1940, on ne discutait pas démocratie ! Les Allemands étaient rentrés en France, allait-on discuter liberté d’expression ?

La révolution avait des objectifs démocratiques, une opposition a pris forme…

L’opposition n’existe pas, un parti politique se forme, il ne s’invente pas. Comment avoir une démocratie sans partis politiques dignes de ce nom et avec une population dont 50% ne sait ni lire ni écrire ? En Afrique la démocratie n’est pas le vote mais la participation de toutes les tribus au pouvoir. Il faut nous donner du temps, nous sommes en guerre en ce moment et vous parlez de démocratie dans un pays où personne ne sait lire et écrire, où il n’y a plus de partis politiques depuis 50 ans. Et tout d’un coup des dizaines apparaissent, des nullités…

Quel rapport l’Égypte entretient-elle avec le reste de son continent, l’Afrique ?

L’Égypte a réussi en Afrique pour deux raisons : la première était que nous recevions des armes de la Russie par la Tchécoslovaquie que nous distribuions à tous les pays africains sans exception qui luttaient pour leur liberté. Algérie, Maroc, Zambie, Mozambique, etc. : tout le monde venait s’armer au Caire. Une fois qu’ils ont plus ou moins obtenu une nouvelle indépendance, nous leur avons présenté la politique du non-alignement avec Tito, Nehru et Nasser. Aujourd’hui la guerre froide est terminée, le non alignement est mort. Les pays sont devenus indépendants, ils n’ont plus besoin de telles aides et l’Égypte a perdu ce pouvoir qu’elle avait auparavant.

Comment retrouver un rôle ? C’est une autre opération, d’autant plus que si nous étions habitués à parler aux Français, aux Anglais et aux Portugais, l’on a aujourd’hui affaire à de nouveaux colons, les Chinois, les Indiens et même les Brésiliens aidés par la lusophonie de l’Angola et du Mozambique dont nous ne sommes pas aussi familiers des idées et des méthodes.


Boutros Boutros Ghali, une histoire égyptienne, de Alain Dejammet, paru aux éditions Erick Bonnier (avril 2015)

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