Art contemporain : à la foire 1 : 54, les femmes prennent le pouvoir

Pour la troisième fois, l’art contemporain africain est à l’honneur à Londres ou se tient la foire 1:54. Une édition marquée par une présence féminine qui ne cesse de se renforcer.

La somerset house. © Nicolas Michel pour J.A.

La somerset house. © Nicolas Michel pour J.A.

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Publié le 14 octobre 2015 Lecture : 5 minutes.

Pour la troisième année consécutive, la foire d’art africain contemporain 1:54 s’installe pour quatre jours (jusqu’au 18 octobre) dans les ailes est, sud et ouest de la Somerset House, en plein centre de Londres (Royaume-Uni). Concrètement, cela veut dire 38 exposants – parmi lesquels 14 galeries venues du Continent – et plus de 150 œuvres d’artistes africains ou issus de la diaspora. Organisée pendant la foire d’art contemporain Frieze London, 1 :54 est devenu le rendez-vous annuel incontournable de tous ceux, plasticiens, critiques, collectionneurs, institutions, fondations, galeristes, commissaires d’exposition, qui s’intéressent à la créativité du continent. Le débat portant sur la validité même des termes « art africain contemporain » (par opposition à « art contemporain » tout court) semble avoir été depuis longtemps évacué, chacun ayant à cœur de participer à un événement doté d’une forte personnalité.

Virtuosité des artistes, frilosité des sponsors

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À l’image de sa créatrice, la jeune Marocaine Touria El Glaoui qui, à la tête d’une petite équipe, porte sur ses épaules l’ensemble de la manifestation. Contre vents et marées : cette année, l’absence de gros sponsor contraint 1 :54 à financer sur ses propres fonds les 350 000 livres que coûte la production de la foire. Des coûts en grande partie couverts par l’apport des galeries qui peuvent payer jusqu’à 18 000 livres leur espace d’exposition. Même si elle espère un soutien plus franc l’année prochaine, Touria El Glaoui n’a rien perdu de sa bonne humeur. « Nous exposons une œuvre d’El Anatsui, qui a été récompensé à la biennale de Venise cette année pour l’ensemble de son oeuvre, dit-elle. Elle est prêtée par le musée virtuel Basmoca, cela nous coûte un peu d’argent, mais il faut faire des choix et tant pis pour les petits fours du vernissage ! »

Il existe aujourd’hui dans le milieu souvent très conservateur de l’art contemporain une véritable émulation autour du Continent.

Émulation et engouement

Et au bout du compte, les résultats sont là. À Londres comme ailleurs dans le monde, la plupart des galeristes s’accordent pour dire qu’il existe aujourd’hui dans le milieu souvent très conservateur de l’art contemporain une véritable émulation autour du Continent. La naissance d’une foire d’art africain contemporain – AKAA, Also Known as Africa – en décembre prochain à Paris vient confirmer cet engouement. Tout comme l’orientation très africaine du prochain Armory Show de New York.

« Quand on est à 1 :54, on est gâtés, confie Mariane Ibrahim, directrice de la galerie qui porte son nom à Seattle (États-Unis), on n’est pas qu’un numéro parmi d’autres. Le commissariat est très bon, les galeries qui participent sont réellement soutenues et le forum de discussions est très sérieux, il y a des gens qui ne viennent que pour cela ! Touria El Glaoui a permis le déclic et poussé la visibilité de l’art africain contemporain. »

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Artistes en vogue et pousses prometteuses

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Oeuvre de Barthélémy Togo. Photo : Nicolas Michel pour J.A.

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Bien entendu impossible à résumer tant les énergies des 54 pays du continent sont différentes et transfrontalières, la cuvée 2015 de la foire donne le pouls d’une créativité débridée, mais souvent enracinée dans le réel d’un territoire défini. L’art conceptuel est ici bien discret… Et les artistes les plus en vogue sont bel et bien présents, avec des œuvres, le plus souvent figuratives, qui arrêtent le regard : le Ghanéen El Anatsui comme on l’a dit, mais aussi le Camerounais Barthélémy Togo, l’Ivoirien Aboudia, le Soudanais Hassan Musa, le Sénégalais Soly Cissé, le Béninois Romuald Hazoumé, le Marocain Hassan Hajjaj, le Congolais Chéri Samba, etc.

Quand elles donnent le la

Mais ce qui frappe le plus le visiteur, c’est sans aucun doute la montée en puissance de jeunes femmes qui n’ont rien à envier à leurs aînés. Ainsi, inspirée par El Anatsui, la Kenyane Naomi Wanjiku Gakunga oxyde et coud le métal, donnant à cette matière rigide et dure une vraie fluidité. Sa robe baptisée Ndumo – The Girls’ Dance et présentée par l’October Gallery est une fascinante fleur monumentale qui libère l’acier galvanisé dont elle est faite. « Mabati », le terme utilisé pour qualifier ce métal au Kenya fait aussi référence aux Mabati Women Groups des années 1960 qui menaient des projets de logements communautaires où les toits des maisons, en métal, étaient conçus pour récupérer l’eau de pluie.


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Oeuvre de Naomi Wanjiku Gakunga. Photo : Nicolas mIchel pour J.A.

La danse du métal, les images de la violence et les loups de coton

Le travail de Naomi Wanjiku Gakunga n’est pas le seul à offrir, aussi, une dimension politique. L’Africaine-Américaine installée en Afrique du Sud Ayana V. Jackson propose de son côté un travail remarquable sur les archives, coloniales notamment. Avec sa série  photographique Case 33, elle reproduit des photographies de la fameuse « Vénus Hottentote » en prenant la pose comme on l’imposa à cette femme à l’époque des zoos humains. Refusant le terme d’ « autorportraits », elle préfère parler de performances pour qualifier son travail : « Je veux montrer à la fois la séduction et la répulsion qu’exercent sur nous les images de la violence, dit-elle. Dans ma série Archival impulse and poverty pornography, je travaille sur le fait que la pornographie consiste à faire du sujet un objet pour son propre plaisir égoïste. C’est pour cela que je me suis choisie comme sujet, pour ne pas imposer mon regard à une tierce personne. »

J’ai la sensation qu’il y a tout un groupe de jeune femmes qui a pris le pouvoir.

Plus poétique que politique, le travail de la Gabonaise Myriam Mihindou intrigue par ses intentions quasi magiques dont on peut imaginer qu’elles renvoient au vaudou : ses têtes de loups en coton baptisées « pythie » contiennent des plumes et des étymologies secrètes…

Les exemples pourraient être encore mutlipliés. « J’ai la sensation qu’il y a tout un groupe de jeune femmes qui a pris le pouvoir », confie le galeriste londonien Christian Sulger-Buel. Il pourrait bien être dans le vrai : Touria El Glaoui a invité la Fondation Zinsou, dirigée par la fille du Premier ministre béninois, pour qu’elle présente son application Wakpon qui permet à chacun de « construire son propre musée ». Et cette année encore, le forum de la foire est placé sous le commissariat avisé de Koyo Kouoh, camerounaise installée à Dakar (Raw Material). Les discussions qu’elle va diriger promettent d’être animées, tant le sujet choisi provoque encore à bien des réactions contradictoires.

Le Sahara n’est pas une frontière

À partir du travail de l’Égyptienne Jihan El-Tahri, il s’agira d’interroger la frontière mentale qui continue de séparer, artificiellement, l’Afrique du Nord de l’Afrique subsaharienne, où le Sahara est « un désert qui est souvent imaginé comme une barrière culturelle plutôt qu’un lieu de passage ». « Le Forum entend explorer comment, écrit Koyo Kouoh, à l’inverse de l’idée d’une exclusion mutuelle entre deux géographies distinctes, les idées circulent et prolifèrent à travers ce paysage essentiel et fertile. » Le débat sera peut-être houleux, mais dans les différentes salles de la Somerset House, les œuvres des artistes sont là pour affirmer haut et fort qu’il n’est point de frontière qui vaille.

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