Affaire Borrel #2 : retour sur un suicide impossible

Le magistrat français Bernard Borrel fut assassiné à Djibouti dans la nuit du 18 au 19 octobre 1995. 20 ans après, Jeune Afrique revient sur cette affaire dont l’information judiciaire est toujours en cours. Deuxième volet.

Le juge Borrel avec l’un de ses enfants. © Photo diffusée par Elisabeth Borrel/AFP

Le juge Borrel avec l’un de ses enfants. © Photo diffusée par Elisabeth Borrel/AFP

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Publié le 20 octobre 2015 Lecture : 5 minutes.

Jeudi 19 octobre 1995, aux premières lueurs de l’aube. Elisabeth Borrel n’a pas dormi. Depuis la veille au soir, son mari, Bernard, n’a pas réapparu. Dix-huit mois plus tôt, ce couple de magistrats français avait élu domicile à Djibouti, où Bernard Borrel officie comme conseiller technique auprès du ministère djiboutien de la Justice. Ancien procureur à Lisieux, catholique pratiquant, officier de réserve dans la Marine, cet homme de 40 ans, sorti major de sa promotion à l’Ecole nationale de la magistrature, a une réputation de droiture et d’intransigeance. Chargé d’épauler la justice djiboutienne dans la réforme de ses principaux codes juridiques, Bernard Borrel n’exerce aucune mission d’investigation susceptible de le confronter à quelque dossier sensible. Il partage la vie dorée des 14.000 coopérants français à Djibouti – pour beaucoup des militaires – et dispose de ses après-midi pour se consacrer à son épouse et à leurs deux enfants.

Au retour des grandes vacances, pourtant, Bernard Borrel semble troublé. Avant de quitter la France pour Djibouti, il confie à une vieille amie qu’il travaille sur une affaire grave, dont il lui parlera lorsqu’elle sera réglée. Sur place, d’autres coopérants remarquent un changement de comportement. Mais Bernard Borrel est un homme secret et introverti, aussi personne ne se permet de sonder ses états d’âme. Le 17 octobre 1995, il hésite à se confier à son épouse: « Il faudrait que je te parle, mais je ne peux pas. » Elisabeth reste perplexe. Elle le voit tourner en rond, manifestement préoccupé, avant de se relâcher, comme s’il avait pris une décision importante.

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« Il s’est immolé par le feu »

Le 18 octobre, dans l’après-midi, alors qu’ils doivent se retrouver une poignée d’heures plus tard, Bernard la serre dans ses bras de manière inhabituelle, comme s’il ne devait plus jamais la revoir. Le magistrat quitte son domicile peu après 17 heures. Un pompiste djiboutien affirmera qu’il s’est arrêté dans sa station-service pour prendre quelques litres de super dans un jerrican. D’autres témoins se souviendront l’avoir vu ce jour-là dans son véhicule avec un homme « de race blanche » non identifié. Les heures s’égrènent. Bernard Borrel ne rentre toujours pas. Vers minuit, sa femme contacte des coopérants avec qui il devait passer la soirée. Mais on ne l’a vu ni à la réunion ni au dîner où il était attendu.

Au petit matin, la nouvelle tombe, tel un couperet. « Votre mari est mort, il s’est immolé par le feu », lui lance sans ménagement le consul de France. Elisabeth Borrel vacille. Pourquoi son mari, pieux catholique, magistrat passionné et père de deux enfants de 8 et 5 ans, aurait-il mis fin à ses jour ? Toutefois, confrontée à la certitude inébranlable des autorités françaises à Djibouti, à commencer par le chef de la Mission de Coopération, qui entérine aussitôt la version du suicide, Elisabeth Borrel accepte sans discuter la vérité qu’on lui impose. Quatre jours après le décès de son mari, elle quitte Djibouti pour la France, non sans laisser derrière elle une nuée de questions sans réponse.

Pourquoi Bernard Borrel a-t-il sollicité de son agence bancaire à Lisieux, la veille de sa disparition, un découvert équivalant à 7 600 euros, somme qu’il a retirée […] quelques heures avant de mourir ?

Pourquoi Bernard Borrel a-t-il sollicité de son agence bancaire à Lisieux, la veille de sa disparition, un découvert équivalant à 50 000 francs français de l’époque [7 600 euros], somme qu’il a retirée en liquide, en monnaie djiboutienne, quelques heures avant de mourir ? Pourquoi a-t-il laissé cette somme chez lui, dans sa sacoche, accompagnée d’une courte note manuscrite adressée à son épouse, lui demandant de rembourser ce prêt ? Pourquoi, dans le deuxième feuillet de cette lettre, signée de sa main, demande-t-il à Elisabeth Borrel de vendre sa collection de médailles militaires, dont il dresse l’inventaire, alors que dans le même temps il ne laisse derrière lui aucun écrit expliquant son geste, ne serait-ce qu’un simple adieu à ses proches ? Bernard Borrel entendait-il mettre fin à ses jours ? Ou bien se savait-il menacé et craignait-il pour sa vie ? Faisait-il l’objet d’un chantage, ce qui expliquerait la somme en liquide ?

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Mise en scène de suicide

De retour en France avec ses deux fils, Elisabeth Borrel commence à éprouver des doutes sur ce suicide qu’elle a accepté, sous le choc, sans parvenir à le comprendre. Fin 1995, incitée par des proches à remettre en question la version officielle, elle demande l’ouverture d’une information judiciaire sur les causes de la mort. Une autopsie du corps est réalisée en mars 1996, dont on lui communiquera les résultats seulement un an plus tard. Officiellement, Bernard Borrel s’est aspergé d’essence avant de s’immoler par le feu, tout en dévalant un à-pic rocheux au pied duquel son cadavre a été retrouvé, à moitié carbonisé. Pourtant, l’expertise médico-légale affirme à mots couverts que la thèse d’un suicide par immolation consécutif à une auto-aspersion d’essence est a priori exclue. Une analyse qui sera validée, à titre privé, par un ponte de la médecine légale sollicité par Mme Borrel. Au vu des constatations dressées par ses confrères, celui-ci est catégorique : le corps du juge Borrel a été immolé post-mortem. Ce qui signifie que son suicide relève d’une mise en scène.

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S’ensuivra un long calvaire judiciaire avant de faire reconnaître cette évidence par la justice française. Car au tribunal de grande instance de Paris, où l’information judiciaire ouverte à Toulouse a été dépaysée, deux magistrats pourtant réputés pour leur expertise, Roger Le Loire et Marie-Paule Moracchini, se montrent convaincus que le scénario du suicide est le plus vraisemblable. En mars 2000, accompagnés par la directrice de l’Institut médico-légal de Paris, il se rendent pour la seconde fois à Djibouti, où ils effectuent une reconstitution contestée, censée valider cette thèse. Entre les juges d’instruction et les avocats de la famille Borrel, Olivier Morice et Laurent Decaunes, les divergences virent rapidement à la confrontation musclée. En juin 2000, les deux magistrats finiront par être dessaisis du dossier.

Leur successeur, Jean-Baptiste Parlos, remettra l’instruction sur les rails. Après avoir diligenté une batterie d’expertises médico-légales et effectué une nouvelle reconstitution in situ, le magistrat prend le contrepied de ses prédécesseurs : la thèse du suicide ne tient pas ; Bernard Borrel a été assassiné. Pour sa veuve, cette victoire à un goût amer. La justice a en effet perdu sept années précieuses avant de se poser les vraies questions. La troublante mise en scène de ce faux suicide et l’ardeur avec laquelle les autorités françaises, de Djibouti à Paris, se sont efforcées de la lui imposer semblent exclure un banal crime crapuleux. Quelle menace, dans ce cas, pouvait représenter le juge Borrel pour que des officiels français prennent le risque de couvrir ses assassins ?

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