Affaire Borrel # 3 : une affaire d’État(s) ?

Le magistrat français Bernard Borrel fut assassiné à Djibouti dans la nuit du 18 au 19 octobre 1995. 20 ans après, Jeune Afrique revient sur cette affaire dont l’information judiciaire est toujours en cours. Troisième volet.

Le juge Borrel avec l’un de ses enfants. © Photo diffusée par Elisabeth Borrel/AFP

Le juge Borrel avec l’un de ses enfants. © Photo diffusée par Elisabeth Borrel/AFP

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Publié le 21 octobre 2015 Lecture : 4 minutes.

Fin 1999, tandis que les juges d’instruction parisiens campent encore sur la thèse, pourtant improbable, du suicide, un rebondissement spectaculaire survient. Un ancien officier de sécurité djiboutien, Mohamed Saleh Alhoumekani, qui a pris récemment le chemin de l’exil pour la Belgique, se signale auprès des avocats d’Elisabeth Borrel. Il prétend avoir été le témoin direct d’une scène de nature à confirmer l’assassinat du magistrat et d’en identifier les auteurs et le principal commanditaire.

L’homme relate une scène qui se serait déroulée dans les jardins du palais présidentiel djiboutien le jour même où le corps de Bernard Borrel a été découvert, autour de 14 heures. Selon Alhoumekani, auraient été présents Ismaël Omar Guelleh (IOG), alors chef de cabinet du président Hassan Gouled Aptidon – auquel il succédera en 1999 –, le chef des services secrets djiboutiens, Hassan Saïd, le commandant en chef de la gendarmerie, le colonel Mahdi, deux terroristes condamnés pour des attentats commis à Djibouti et censés se trouver en prison, le Tunisien Hamouda Hassan Adouani et le Djiboutien Awalleh Guelleh Assoweh, et un homme d’affaires français d’origine corse, Alain Romani. Alhoumekani aurait entendu Awalleh Guelleh lancer à IOG : « Le juge fouineur est mort, et il n’y a plus de traces. »

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« Si je témoigne, c’est pour vous. Je n’ai aucun autre intérêt à le faire », assure Alhoumekani à Elisabeth Borrel. Le transfuge djiboutien dit craindre pour sa sécurité et souhaiterait témoigner devant les juges d’instruction sous couvert d’anonymat. Mais finalement, avant même d’être entendu sur procès-verbal, il livrera son témoignage au Figaro et au journal télévisé de TF1, début janvier 2000. Son récit fait l’effet d’une bombe. À l’en croire, non seulement Bernard Borrel a bien été assassiné, mais le commanditaire de ce crime ne serait autre que l’actuel président djiboutien. Ce jour-là, l’affaire Borrel devient une véritable affaire d’État(s).

Au nom de la raison d’État

Aussi spectaculaire qu’il paraisse, le témoignage d’Alhoumekani ne repose pourtant que sur la parole d’un transfuge du régime devenu opposant en exil, sans qu’aucun élément factuel ne permette de le recouper. Ismaël Omar Guelleh aurait-il pris le risque de voir débouler en 4×4, dans l’enceinte du palais présidentiel, deux terroristes officiellement incarcérés uniquement pour s’entendre dire que le juge Borrel était bien mort – ce que les services judiciaire djiboutiens savaient depuis le matin, via les Français – et que les traces de son assassinat avaient été maquillées? À Djibouti, son témoignage est dénoncé comme une pure affabulation. Mais en France, il fait mouche, devenant aussitôt vérité médiatique. À Paris, IOG a mauvaise presse. Djibouti y étant considéré par beaucoup comme une République bananière, le scénario du crime apparaît limpide : trop fouineur et intransigeant, Bernard Borrel aura mis le nez sur quelque trafic inavouable impliquant les plus hautes autorités djiboutiennes. Il entendait les révéler, les Djiboutiens l’ont donc supprimé… et la France aurait couvert l’assassinat au nom de la raison d’État.

Des manœuvres diplomatiques aussi occultes que douteuses accréditeront, aux yeux de la partie civile et des médias, la thèse selon laquelle Borrel aurait été exécuté sur ordre d’Ismaël Omar Guelleh

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Il est vrai qu’au cours des années suivantes, le soutien zélé des plus hautes autorités françaises à leurs homologues djiboutiennes, sous la présidence de Jacques Chirac, ne fera qu’alimenter la suspicion. Celles-ci iront en effet jusqu’à suggérer à Djibouti de saisir la Cour internationale de justice (CIJ) afin d’obtenir la condamnation de la France, pour ne pas avoir transmis à la justice djiboutienne le dossier judiciaire sur la mort de Bernard Borrel. Des manœuvres diplomatiques aussi occultes que douteuses qui accréditeront, aux yeux de la partie civile et des médias, la nouvelle thèse de l’affaire Borrel : le magistrat aurait été exécuté sur ordre d’Ismaël Omar Guelleh, qu’il menaçait de compromettre. Et l’Élysée s’est pliée en quatre pour éviter à cet allié précieux – Djibouti occupant une position géostratégique évidente – d’avoir à répondre de l’assassinat d’un coopérant français. « Il est vrai qu’à un certain moment, il y a eu un ras-le-bol à Djibouti en voyant que l’honneur de notre président était jeté en pâture sur la base d’un témoignage fantaisiste », admet un proche d’IOG.

Succession de magistrats

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Après avoir longtemps bataillé contre la raison d’État imposée par son propre pays, Élisabeth Borrel a désormais des raisons de se réjouir. En juin 2007, le président Nicolas Sarkozy, à peine élu, la reçoit à l’Élysée avec l’un de ses fils et son avocat. Le jour même, le procureur de la République de Paris se fend d’un communiqué pour entériner officiellement la thèse d’un « acte criminel ». Pourtant, sur le plan judiciaire, le dossier continuera de stagner. Les magistrats chargés de l’instruction se succèdent à intervalles réguliers, et aucune vérification sérieuse de la thèse d’Alhoumekani ne peut être conduite. Ismaël Omar Guelleh, chef d’État en exercice, ne défère pas aux convocations de la justice française pour être entendu en tant que témoin lors de ses passages en France. Alain Romani a fourni un passeport montrant qu’il n’était pas à Djibouti le 19 octobre 1995, le jour où il se serait trouvé au palais présidentiel. Awalleh Guelleh est présumé décédé. Quant à Hamouda Hassan Adouani, qui réside aujourd’hui en Tunisie, il s’est soumis, via la justice tunisienne, à une expertise ADN qui s’est avérée négative.

Tandis que des procédures secondaires pour subornation de témoins (contre des responsables djiboutiens) ou pour diffamation (intentées par les deux anciens juges d’instruction contre l’avocat Olivier Morice, qui obtiendra gain de cause devant la Cour européenne des droits de l’homme) contribuent à alimenter les passions autour de l’affaire, les victoires symboliques remportées par Élisabeth Borrel ne sauraient masquer cette double évidence : le mobile de l’assassinat demeure un mystère ; et l’énergie déployée par les autorités français pour maquiller les conditions de la mort de son mari reste inexplicable.

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