Affaire Borrel #4 : fausses pistes et non-dits

Le magistrat français Bernard Borrel fut assassiné à Djibouti dans la nuit du 18 au 19 octobre 1995. 20 ans après, Jeune Afrique revient sur cette affaire dont l’information judiciaire est toujours en cours. Quatrième et dernier volet.

Le juge Borrel avec l’un de ses enfants. © Photo diffusée par Elisabeth Borrel/AFP

Le juge Borrel avec l’un de ses enfants. © Photo diffusée par Elisabeth Borrel/AFP

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Publié le 22 octobre 2015 Lecture : 6 minutes.

« Deux semaines avant sa mort, mon mari a été démarché dans le cadre d’un trafic d’uranium enrichi qui, selon son interlocuteur, était destiné au ministre djiboutien de la Justice ». Aujourd’hui, Élisabeth Borrel se dit convaincue que cet épisode pourrait constituer le mobile de l’assassinat. La thèse apparaît pourtant ténue. Dans son propre ouvrage, Un juge assassiné (Flammarion, 2006), le récit qu’elle donne de ce coup de téléphone est d’ailleurs expédié en quelques lignes, donnant l’impression d’une anecdote racontée par Bernard Borrel entre la poire et le fromage.

Pour accréditer cette piste, Élisabeth Borrel invoque un document retrouvé dans les dossiers de son mari : « une note manuscrite sur laquelle sont listés des noms de produits entrant dans la production de l’uranium et les usines qui les fabriquent. » Bernard Borrel, simple conseiller technique, se serait-il lancé dans une enquête digne de James Bond au sujet d’une filière de trafic d’uranium ? N’aurait-il pas alerté les représentants à Djibouti des services secrets français ? « Des militaires français étaient probablement impliqués », veut croire Elisabeth Borrel, ce qui aurait expliqué cette démarche solitaire.

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L’avocat Olivier Morice se montre moins catégorique: « J’ai toujours pensé que le mobile de l’assassinat impliquait de hautes personnalités djiboutiennes et des militaires français. » Au nombre des hypothèses envisagées, Bernard Borrel aurait pu mettre au jour des informations compromettantes sur les véritables commanditaires de l’attentat contre le Café de Paris, commis à Djibouti en 1990 – un magistrat antiterroriste parisien l’avait en effet sollicité sur ce dossier –, ou menacer de dévoiler, selon Me Morice, « des trafics mettant en cause de hauts responsables djiboutiens et des militaires français ». Si l’hypothèse d’une implication djiboutienne repose exclusivement sur le témoignage, difficilement vérifiable, de Mohamed Saleh Alhoumekani, le rôle trouble joué par la communauté française à Djibouti autour de la mort du juge Borrel s’avère, en revanche, largement documenté.

Qui a imposé, dès le 19 octobre au matin, la version du suicide aussi bien à la communauté française qu’aux autorités judiciaires djiboutiennes, avant toute enquête ou examen médical ?

Fouille sans témoin, radioscopies égarées…

Qui a découvert « par hasard », à l’aube du 19 octobre 1995, dans un lieu improbable situé à plus de 80 km de la capitale et à 40 km de leur base, la voiture et le corps, en partie calciné, de Bernard Borrel, comme s’ils avaient su où les chercher ? Deux gendarmes français de la prévôté d’Arta.

Qui a supervisé de A à Z l’enquête de flagrance sur le site, avant d’évacuer le cadavre en hélicoptère jusqu’à l’hôpital militaire français de Djibouti, tandis que les représentants de la justice djiboutienne dépêchés sur place faisaient – selon leurs propres termes – « de la figuration » ? Des militaires français.

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Qui a imposé, dès le 19 octobre au matin, la version du suicide aussi bien à la communauté française qu’aux autorités judiciaires djiboutiennes, avant toute enquête ou examen médical ? Le chef de la mission de Coopération française.

Qui a demandé à Élisabeth Borrel de ne pas faire mention, devant les enquêteurs djiboutiens venus l’interroger à la veille de son départ pour la France, des 50 000 francs en liquide ni des notes manuscrites retrouvés dans la sacoche de son mari ? Un coopérant français détaché à la présidence.

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Qui a fait pression auprès du ministère djiboutien de la Justice pour pouvoir fouiller, sans témoin, le bureau de Bernard Borrel, après avoir demandé à sa veuve de rechercher à leur domicile un document qui pouvait s’avérer « compromettant » pour certains Français de Djibouti ? Le coopérant précédemment cité.

Qui a égaré les radios du corps de Bernard Borrel réalisées à l’hôpital Bouffard de Djibouti après sa mort ? Des médecins militaires français.

Qui cherchera à entériner la thèse du suicide, une fois la justice parisienne saisie ? Des policiers de la brigade criminelle ainsi que des magistrats et hauts fonctionnaires de la Chancellerie. Etc.

« Une affaire franco-française »

Les autorités française auraient-elle déployé, dès la nuit du meurtre, ce gigantesque rideau de fumée dans le but de masquer l’éventuelle implication dans ce crime de dignitaires djiboutiens ? Ou bien, à l’inverse, les autorités djiboutiennes de l’époque ont-elles observé un silence poli, pour d’évidentes raisons diplomatiques, face à une affaire dont elle devinaient les véritables tenants et aboutissants ?

« Ce n’est pas Djibouti qui a cherché à accréditer la thèse du suicide, ce sont les Français ! », clame un conseiller du président Ismaël Omar Guelleh. Interrogé par France 24 en décembre 2011, à l’occasion d’une visite officielle en France, le chef de l’État avait lui-même martelé la version défendue par Djibouti depuis le premier jour : « Je l’ai dit et je le répète : c’est une affaire franco-française. Je ne veux pas aller au-delà. » Si les accusations de Mohamed Saleh Alhoumekani ont été largement relayées, depuis 2000, par les médias français qui se sont penchés sur ce dossier, ces derniers se sont en revanche globalement abstenus d’interroger les magistrats et enquêteurs djiboutiens qui avaient suivi l’affaire Borrel en octobre 1995. En 2010, un film réalisé par le documentariste Francis Gillery, La Légende du juge Borrel, contribuera à combler cette lacune.

Tous s’accordent sur le fait que l’attitude des officiels et militaires français révélait « un comportement très dérangeant et intrigant »

On y entend notamment l’ancien directeur général des affaires judiciaires raconter comment la disposition du corps de Bernard Borrel et l’éparpillement des objets lui appartenant (un briquet, une sandale, un jerrican) lui ont semblé relever d’une « mise en scène ». « Tout ça me fait dire que la vérité se trouve là où on n’a jamais voulu la chercher », conclut le Djiboutien. Du procureur de la capitale au procureur général de l’époque, en passant par les gendarmes ayant travaillé à la marge sur le dossier, tous s’accordent sur le fait que l’attitude des officiels et militaires français révélait « un comportement très dérangeant et intrigant » : d’un côté, dissuader toute intrusion djiboutienne dans l’enquête de flagrance ; de l’autre, imposer au forceps une thèse du suicide que tout semblait contredire.

Outre le dossier du Café de Paris et un éventuel trafic d’uranium, n’existait-il pas d’autres motifs qui auraient pu rendre Bernard Borrel menaçant, au point qu’on ait eu intérêt à le faire taire définitivement ? Dans son film, Francis Gillery s’intéresse à une piste évoquée de longue date mais que ni la justice ni la partie civile n’ont jamais souhaité explorer.

La piste du réseau pédophile

Au début des années 1990, de nombreux enfants de la rue, venus notamment d’Éthiopie ou de Somalie, se prostituent pour survivre dans les rues de la capitale djiboutienne. Sur place, le fait que des coopérants français, civils ou militaires, s’adonnent à une sexualité tarifée avec des mineurs de 15 ans est un secret de Polichinelle. Plusieurs témoins, français comme djiboutiens, laissent clairement entendre que l’ampleur prise par le phénomène devenait explosive. À l’époque, une rumeur insistante faisait même état d’une liste recensant les noms d’expatriés français coutumiers de ces pratiques, laquelle aurait circulé sous le manteau. Certains d’entre eux auraient même été contraints à quitter Djibouti discrètement pour éviter tout scandale.

« Nous pensons que Bernard Borrel a pu être amené à enquêter sur ce réseau pédophile au sein de la communauté française », résume le collaborateur d’IOG. « Il y a beaucoup d’éléments pour accréditer cette piste, considère, lui aussi, Francis Gillery. Je ne saurais dire quel rôle exact a joué Bernard Borrel, mais il est possible qu’il ait eu l’intention de faire remonter ces informations au ministère français de la Justice. » Une hypothèse qu’Élisabeth Borrel, quant à elle, estime fallacieuse. « À Djibouti, Bernard n’a jamais voulu mettre le nez dans les affaires concernant des mineurs, et rien dans le dossier ne renvoie à une histoire de pédophilie », proteste la magistrate, qui écrivait pourtant dans son livre qu’à Lisieux, le procureur Borrel se montrait « révolté par les abus sexuels sur les enfants ». Quant au fait que l’instruction n’ait pas creusé cette piste, au vu des nombreuses anomalies constatées dans cette affaire sensible, cela suffit-il à la qualifier de fantaisiste ?

« J’ai de bonnes raisons de penser qu’une enquête a été effectuée à l’époque par la DPSD [Direction de la protection et de la sécurité de la Défense] au sujet de ce réseau pédophile français qui sévissait à Djibouti », affirme Francis Gillery. « Nos demandes visant à la déclassification de documents secret-défense ont été systématiquement rejetées », déplore de son côté Me Morice. Officiellement, il n’existe donc aucun document classifié, dans les archives françaises, susceptible de contribuer à élucider l’assassinat du juge Borrel.

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