De Gbagbo à Ouattara : souvenirs de Côte d’Ivoire
Février 2008, les rues du Plateau, à Abidjan, sont désertes. On dirait que toute la ville est sous couvre-feu. Ce qui surprend, c’est le silence de la nuit. Pas un bruit, rien.
Le centre est plongé dans le noir, les lampadaires ne fonctionnent plus, seuls les feux de circulation clignotent à l’orange par intermittence. Depuis les accords de Ouagadougou, conclus en mars 2007, Guillaume Soro, l’ancien chef de la rébellion, dirige un gouvernement de transition. La paix est néanmoins fragile, alors que la réunification du pays tarde à être effective, et que l’organisation des élections libres et transparentes prévues par l’accord ne semble pas être la priorité du président Laurent Gbagbo.
Après plusieurs années de crise, Abidjan n’a plus rien à voir avec la ville que j’ai connue dans les années 1990. Elle est loin aussi des illustrations de mes livres scolaires vantant « le miracle ivoirien », ses beaux gratte-ciel, ses autoroutes et ses ponts modernes. Étranglé économiquement par les sanctions internationales selon certains, sans véritable gouvernail selon d’autres, le pays est sur le déclin : les chaussées sont sales et en mauvais état. Les édifices ont mal vieilli, rongés par l’humidité. Dans la rue, les regards sont inquisiteurs, hostiles parfois. « Petit Blanc, rentre chez toi ! » entends-je pour la première fois de ma vie. Où suis-je ?
Un soir, un confrère ivoirien, originaire du Nord, m’invite à dîner chez lui pour parler en toute discrétion. Il vient me chercher à l’hôtel, dans sa voiture en mauvais état. Très vite, nous nous lions d’amitié. La soixantaine passée, Idrissa est un homme sympathique, sage et ouvert, plutôt de gauche, élevé, comme il le dit lui-même, « dans la culture de l’universel ». Il est méfiant, alors que nous quittons le centre pour nous rendre dans son quartier résidentiel. Sur le bord de la route, après le pont Charles-de-Gaulle, d’immenses affiches à l’effigie du président se succèdent. « Bienvenue chez Gbagbo », soupire-t-il.
Durant le trajet, il me raconte sa vie, pénible depuis le coup d’État de 2002, les humiliations vécues au quotidien alors que sa femme, professeure, est blanche, française de surcroît, et que ses enfants sont métis. Nous arrivons chez lui, une jolie villa qu’il s’est fait construire à l’époque d’Houphouët-Boigny, « lorsque le pays n’était pas encore ruiné », explique-t-il. La maison est vide, triste, avec des photos souvenirs au mur. « Ils sont tous rentrés en France après l’attaque du lycée français, en 2004. Depuis, je vis seul. »
Ce sont les milices de Gbagbo, prévient Idrissa. J’espère que tu as ton passeport sur toi. Ils rançonnent pour un rien !
Après le dîner, il me raccompagne sur des routes au bitume usé. Au premier carrefour : un barrage. « Ce sont les milices de Gbagbo, prévient Idrissa. J’espère que tu as ton passeport sur toi. Ils rançonnent pour un rien ! » Lorsqu’il ouvre la fenêtre, un homme en treillis camouflage, l’air éméché, pointe sa kalachnikov sur lui en demandant ses papiers. L’homme épelle tout haut son nom. « Eh, le Dioula, sors du véhicule ! » Le milicien le somme d’ouvrir le capot, passe en revue ses papiers. « L’assurance, elle est plus bonne. » Idrissa s’énerve et je l’implore de se calmer, tandis que l’homme pointe son arme sur moi : « C’est qui le Blanc, là ? » Au bout de plusieurs minutes, Idrissa lui tend finalement une liasse de billets. Nous repartons. Dans la voiture, il pleure discrètement : « Tu comprends ce qu’on vit ? »
Le lendemain, alors que je rentre de reportage à Yopougon et que mon taxi remonte vers le quartier du Plateau, une marée humaine déferle soudain dans les rues aux cris de « Vive les Éléphants ! Vive Gbagbo ! À bas la France ! ». « Ce sont des jeunes patriotes », s’écrie le chauffeur, bien conscient du danger que représente cette jeunesse abreuvée de slogans nationalistes. Ce soir-là, ils célèbrent la qualification de l’équipe de football en quart de finale de la Coupe d’Afrique des nations. La plupart sont armés de gourdins et sautent sur les capots des voitures. Le taxi accélère, se fraye un chemin dans la foule, tandis que des visages défigurés par l’alcool s’agglutinent contre les vitres.
Novembre 2010, je suis correspondant au Venezuela. Cela fait déjà plus d’un an que je découvre l’envers de la révolution bolivarienne et j’y trouve quelques similitudes avec la Côte d’Ivoire. Malgré le pétrole, l’or et ses nombreuses richesses, le pays est déjà malade économiquement. Hugo Chávez parle beaucoup, promet encore plus, mais les bidonvilles se développent et la criminalité explose.
Les centres commerciaux ont remplacé les baraquements poussiéreux, mais les habitants de ces anciens bidonvilles rasés à coup de bulldozer n’ont pas tous été relogés
Caracas me rappelle Abidjan : même état de délabrement général, même surmilitarisation, même culte de la personnalité le long des routes. Le discours du « leader » est à peu près le même, diffusé en permanence sur toutes les chaînes de radio ou de télévision aux ordres de la propagande : « À bas l’impérialisme ! À bas les gringos [littéralement, les « étrangers »] ! » Les effets sont les mêmes, la société est polarisée. Un soir, des images de l’élection ivoirienne sont diffusées lors du journal télévisé d’une chaîne locale. La scène est surréaliste. Un représentant pro-Gbagbo arrache les résultats des mains du porte-parole de la commission électorale, Bamba Yacouba, avant de les déchirer devant les caméras du monde entier. Plus tard, Hugo Chávez vitupère contre « la tentative de coup d’État menée par les forces néocoloniales en Côte d’Ivoire ». Les deux régimes sont défendus de loin par les mêmes intellectuels parisiens.
Octobre 2015. Derrière les vitres du taxi qui me ramène, sept ans après, dans le centre d’Abidjan, plusieurs choses me frappent : la foule dans la rue, la disparition des barrages. La lumière est revenue sur Abidjan. Les néons des restaurants et des magasins clignotent comme sur un boulevard de Brooklyn. Les feux sont rouges puis verts. Toutefois, cette course au développement a fait quelques exclus. Les centres commerciaux ont remplacé les baraquements poussiéreux, mais les habitants de ces anciens bidonvilles rasés à coup de bulldozer n’ont pas tous été relogés. Beaucoup se sont refait un toit de bric et de broc à la périphérie de la ville.
À défaut d’être tout à fait réconciliée avec elle-même, la Côte d’Ivoire a retrouvé un peu de sa joie de vivre
« Ce n’est pas tous les jours facile, la vie est plus chère aujourd’hui, confirme le chauffeur. Mais dans l’ensemble, ça va mieux. Il n’y a plus tous ces contrôles. » « Affi président. Le changement, c’est maintenant », peut-on lire sur l’affiche du nouveau candidat du FPI, tout sourire. Apaisé, il transmet l’image d’un futur homme d’État tourné vers l’avenir. À côté d’un des piliers de l’échangeur qui mène au nouveau pont Henri-Konan-Bédié, une jeune mariée se fait prendre en photo au bras de son époux, comme d’autres le feraient au pied de la Tour Eiffel. À défaut d’être tout à fait réconciliée avec elle-même, la Côte d’Ivoire a retrouvé un peu de sa joie de vivre. Mais dans les cinq ans à venir, Alassane Ouattara devra tenir ses belles promesses d’une « prospérité pour tous ». Au risque de voir le nouveau miracle ivoirien se transformer en simple mirage.
La Matinale.
Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.
Consultez notre politique de gestion des données personnelles
Les plus lus – Politique
- Sexe, pouvoir et vidéos : de quoi l’affaire Baltasar est-elle le nom ?
- Législatives au Sénégal : Pastef donné vainqueur
- Au Bénin, arrestation de l’ancien directeur de la police
- L’Algérie doit-elle avoir peur de Marco Rubio, le nouveau secrétaire d’État améric...
- Mali : les soutiens de la junte ripostent après les propos incendiaires de Choguel...