Hédi Kaddour : « Nous n’avons pas vraiment fait de travail de connaissance sur notre passé colonial »
Avec « Les Prépondérants », le romancier franco-tunisen Hédi Kaddour a signé l’un des grands romans de la rentrée littéraire. Pour « Jeune Afrique », il revient sur le contexte dans lequel se déroule l’action de son roman, celui de l’entre-deux-guerres dans les protectorats français.
Au printemps 1922, une équipe de cinéma venue de Hollywood s’installe le temps d’un tournage à Nahbès, petite ville imaginaire d’un pays du Maghreb sous protectorat français. Cette irruption de la modernité va alors bouleverser la vie aussi bien des notables traditionnels et de l’élite coloniale que d’une partie de la jeunesse qui rêve d’indépendance. Dans son dernier roman, Les Prépondérants (récompensé du Prix de l’Académie et en lice pour le Goncourt), Hédi Kaddour fait ainsi s’entrechoquer l’univers fantasque de Hollywood et celui de l’Afrique du Nord sous domination française. Dix ans après Waltenberg (récompensé du Prix Goncourt du premier roman), l’auteur franco-tunisien Hédi Kaddour signe un ouvrage majeur qui éclaire une période encore trop méconnue, celle de l’entre-deux guerres. Entretien.
Jeune Afrique : L’action de votre roman Les Prépondérants se déroule dans un protectorat du Maghreb pendant l’entre-deux guerres, une période assez méconnue. Comment vous est venue l’idée de ce projet ?
Hédi Kaddour : Les romanciers ne fonctionnent pas comme les historiens, selon un projet intellectuel, conceptuel ou idéologique précis. J’ai tout d’abord de l’intérêt pour tout ce qui concerne la première moitié du XXe siècle où nous trouvons souvent les lignes de ce que nous sommes devenus. Nous gagnons toujours à connaître cette période. J’avais également en arrière-plan, depuis très longtemps, le projet d’un « roman monde ». Un roman où des mondes se confrontent, s’observent, en contact ou en conflit, dans quelque chose d’assez tendu. Mais je n’avais pas les perspectives du récit, jusqu’à ce que je tombe sur des archives, à la Bibliothèque nationale de France, qui mentionnaient ces équipes de cinéastes qui venaient au Maghreb tourner des films.
Pourquoi l’industrie naissante du cinéma américain vient-elle tourner au Maghreb à cette époque ?
À cette époque, Hollywood tourne des films orientalisants. Et certains cinéastes ont l’idée de venir au Maghreb, pour des raisons de réalisme. ll y a du sable, des chameaux, et c’est moins loin que le Proche-Orient. Les Américains profitent également des infrastructures développées par le colonisateur français. Les plus cultivés d’entre eux parlent d’ailleurs français. Ils préfèrent aussi les protectorats à l’Algérie, à cause de la dualité « officielle » de pouvoir, pour ne pas être sous la seule autorité française.
Votre roman montre non sans humour, que la cohabitation entre ces univers radicalement différents, entre les Américains et l’élite coloniale, tourne vite en un affrontement symbolique…
Si je devais prendre une comparaison, je dirais que c’est l’irruption de Gatsby le magnifique dans l’univers des frères Tharaud, dans l’univers du roman colonial classique. D’abord, le régime colonial voit leur arrivée d’un mauvais œil car il y a en arrière-plan la déclaration du président Wilson sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Les habitudes des Américains dérangent, ils traitent sous le même protocole le général comme l’épicier du coin en appelant tout le monde par son prénom. Quand ils font des fêtes, ils invitent tout le monde, ce qui dérange dans cette société où règne une ségrégation de fait. Car si officiellement la cohabitation est heureuse, en réalité la séparation avec les « indigènes » est assez stricte, chacun son rang, chacun sa place. Les européens qui ont le sentiment d’être la crème de la crème, voient arriver des gens qui ont des moyens matériels beaucoup plus importants, des moyens techniques plus développés, des femmes plus libres, des mœurs beaucoup plus légères… des gens qui, au fond, donnent le sentiment d’être en avance par rapport à eux. Les Français appellent alors ça la décadence américaine. Mais les colonisés font des comparaisons. Et cela va déstabiliser ces sociétés, provoquer des troubles.
Mon roman est un roman des occasions ratées
Est-ce pour contrer l’avancée de cette modernité que les Français se replient vers le conservatisme ?
C’est un classique de la domination coloniale. Les Français ont plutôt tendance à s’appuyer sur les notables traditionnels, les confréries en particulier, et sur certains types de féodaux, plutôt que sur des couches sociales qu’ils ont eux-mêmes contribué à émanciper. Il y a cette contradiction du colonialisme : officiellement la France est là pour aider ses protectorats à se développer et à parvenir, comme on disait à l’époque, à l’âge adulte, donc à l’indépendance. Mais en suivant cette logique, plus le protectorat se développe et moins il aura de raison d’être. Or, la politique profonde des dirigeants français, et pas seulement du côté de la droite coloniale, est la pérennisation du protectorat.
Ce qui ne veut pas dire que conjoncturellement il n’y a pas, entre 1921 et 1922, la possibilité de rouvrir la porte de l’histoire, et de faire en sorte que ces pays puissent se voir accorder une Constitution, une autonomie beaucoup plus grande, des libertés fondamentales, etc. C’est ce que raconte mon roman, qui est un roman des occasions ratées.
Les Européens ont-ils raté un rendez-vous avec leur histoire ?
En 1922, il y a eu la possibilité de faire en sorte que le régime de protectorat évolue, avec l’octroi d’une nouvelle Constitution, d’une autonomie, de libertés fondamentales. C’était, à l’Assemblée nationale, le projet de loi de Taittinger, qui n’était pourtant pas un homme de gauche, et qui a été contresigné par des gens comme Maurice Barrès (droite nationale), le prince Murat (héritier de la droite bonapartiste) ou encore un Rothschild. Les socialistes signent aussi le projet de loi… Mais ce sont les prépondérants, ce lobby particulièrement efficace, qui font échouer cette réforme.
En lisant votre roman, on a le sentiment que ce lobby est d’une cécité absolue quant à son avenir…
Dans les années 1920, il faut être extrêmement lucide pour voir que la situation ne perdurera pas. La France sort vainqueur d’une guerre, elle est la première armée du monde. La presse de l’époque traduit cette illusion lyrique en parlant aussi d’un empire français de 100 millions d’habitants, ce qui fait fi des différences juridiques entre protectorats, mandats et colonies. C’est le grand mythe colonial. Gantier, l’un des personnages du roman, – c’est un colon, formé par les idées de la droite, séminariste, officier, grand propriétaire terrien – prend au pied de la lettre cette idée d’une France de 100 millions d’habitants. Il est totalement assimilationniste, et veut accorder la citoyenneté française à tous les habitants de cet « empire », ce qui a le don d’effrayer les prépondérants qui considèrent que les subalternes doivent rester dans leur parc national. Il voudrait que la France agisse à la façon de l’Empire romain qui donna la citoyenneté, la civitas, à ses provinces gauloises ou africaines.
Je ne voulais pas faire un roman historique, mais qui plonge dans l’histoire
Pourquoi avoir choisi de ne pas placer votre roman dans un lieu précis ?
Je ne souhaitais pas me faire contrôler sur les expressions, pour savoir si elles venaient de tel ou tel pays. Je ne voulais pas non plus faire un roman historique, mais qui plonge dans l’histoire. Ce qui m’intéressait c’est la problématique générale du protectorat, d’où ce refus de choisir entre l’un ou l’autre des protectorats maghrébins.
Comprendre cette période peut-il nous éclairer sur le rapport, parfois amnésique, de la France à son passé colonial ?
Le fait de ne pas avoir fait une véritable analyse critique de ce qui s’est passé dans l’empire au XXe siècle, fait qu’on maintient de l’impensé, des zones d’incompréhension qui empêchent de regarder aujourd’hui une situation avec lucidité. Nous n’avons pas vraiment fait de travail de connaissance sur notre passé colonial. En France, nous avons un culte pour la mémoire, le devoir de mémoire. Mais on se dispense assez volontiers de l’obligation de connaissance, qui demande un véritable effort intellectuel.
Quel est votre sentiment sur la tendance littéraire, comme avec Houellebecq, d’aborder les questions d’actualité dans la fiction ?
On peut toujours tenter ça, après tout le roman est une pieuvre qui s’empare de tous les sujets. Mais le roman souffre beaucoup à devenir éditorialisant. Porter une thèse, un point de vue pour structurer son texte, je ne suis pas sûr que cela fonctionne pour faire un bon roman. Balzac avait des points de vue, il était pour le droit d’aînesse, la monarchie conservatrice, mais ce n’était pas le tout de son organisation romanesque. Un roman c’est une assemblée en mouvement. Il a besoin de développer des voix, des voix contradictoires. Si vous faites travailler le chœur des voix dans un seul et même sens le lecteur sent qu’on le manipule, et que l’auteur n’est qu’un marionnettiste, ou une girouette de l’opinion dominante. Ça peut momentanément faire plaisir à ceux qu’on caresse dans le sens du poil, mais quelques années après, faute de véritable esthétique, il n’en reste rien. En tant que citoyen dans une République, j’accomplis tous les actes que je crois nécessaires à l’affirmation et au succès de mes idées et de mes principes, mais en tant que romancier j’ai tendance à ne pas mélanger les genres.
Les Prépondérants, de Hédi Kaddour, éd. Gallimard, 464 pages, 21 euros.
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